3.5 | 3 | 4 |
Allen 2013 : un excellent cru
Woody Allen, à raison d'un film par an, on a l'impression de le connaître par cœur, lui et ses blagues et ses tours et ses manies et ses obsessions… Et puis, régulièrement, contre toute attente, ce diable de cinéaste arrive à nous surprendre, à nous couper la chique ! Et c'est le bien le cas avec ce Blue Jasmine qui, après le très moyen To Rome with love, pourrait bien être son meilleur film depuis Match point, avec lequel il a le point commun de ne pas être une pure comédie, et même de proposer une vision assez noire, voire cruelle, de l'humaine condition…
Ce coup-ci, la carte maîtresse du magicien Allen s'appelle Cate Blanchett, nouvelle venue dans son univers. Dans le rôle omniprésent de Jasmine, elle se hisse d'emblée au niveau des grandes héroïnes alléniennes, jouées par Diane Keaton, Mia Farrow… mais aussi Gena Rowlands (un unique rôle chez Allen, dans le très beau Une autre femme, en 1988), immense actrice à qui l'australienne fait beaucoup penser : la beauté douloureuse, la grâce, la force, la puissance d'incarnation qui donne au personnage toute sa complexité et sa bouleversante fragilité.
Le film se présente comme un dyptique, ou plutôt une pièce musicale en deux mouvements, deux Jasmine, deux villes : San Francisco la solaire foutraque et New-York l’intello snob, deux vies. Par une construction habile et fluide, Woody Allen nous balade dans cette histoire et nous emmène où bon lui semble… Et tant mieux si sur le chemin il y a un peu plus de mélancolie qu’à l’accoutumée et tant mieux si le trajet n’est pas linéaire : les deux mouvements se croisent, se chevauchent, se rencontrent pour dessiner le portrait émouvant d’une femme perdue en même temps que celui d’une ridicule vanité qui croise l'impitoyable principe de réalité.
Voici donc Jasmine, qui en fait s’appelle Jeanette mais Jasmine c'est tellement plus chic et original… Elle débarque à San Francisco avec sa valise Vuitton et la pose dans le modeste appartement de sa sœur Ginger. Elle est seule, elle est fauchée, et complètement désemparée. Car il n’y a pas si longtemps, Jasmine était une grande bourgeoise new-yorkaise, mariée à un très très riche homme d’affaire. Jasmine avait des amies aussi bourgeoises qu’elle, des hobbies futiles, des galas de charité, un coach sportif personnel… et très peu de temps pour ceux qui ne gravitaient pas dans son petit monde, très peu de temps pour s’intéresser aux affaires si lucratives de son mari… Avec qui elle vient de rompre et la voici donc ruinée, propulsée dans le quotidien très pragmatique de sa frangine, une fille simple et joyeuse qui élève deux garçons turbulents et vit des histoires d’amour en pointillés. Jasmine ne connaît pas les codes de ce monde, ni ceux des potes un peu lourdingues de sa sœur, encore moins ceux du monde du travail. Travail, elle se souvient à peine du mot, elle qui a arrêté ses études pour faire un si beau mariage d'argent.
Il y a des situations cocasses et souvent drôles nées de la confrontation de deux milieux sociaux étrangers l'un à l'autre, et des moments bouleversants où la solitude de Jasmine, au bord de la folie, apportent une profonde gravité à un récit faussement léger. La vision ultra-lucide et caustique de Woody Allen révèle des êtres fragiles, pétris de préjugés et perdus dès qu’il s’agit de changer de point de vue. Entre les deux villes, entre les deux vies, un grand trou béant, un gouffre dans lequel Jasmine pourrait bien tomber… à moins qu’elle ne soit capable de déployer ses ailes pour s’en échapper et s’envoler.