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Une expérience cinématographique unique, mais aussi une expérience humaine exceptionnelle grâce au chinois Wang Bing, incontestablement l'un des plus grands documentaristes au monde. Près de quatre heures de plongée jusqu'au vertige dans un hôpital psychiatrique de la région désolée du Yunnan, dans le Sud-Ouest de la Chine – c'est déjà dans cette région que Wang Bing avait tourné son précédent chef d'œuvre, Les Trois sœurs du Yunnan. Le premier plan est saisissant : une chambre spartiate où se serrent plusieurs lits, deux corps qui bougent sous une couette. Symbole de la promiscuité dans cet hôpital où les chambrées de cinq ou six pensionnaires sont ordonnées autour d'une coursive circulaire. La scène montre aussi que, pour ceux qui sont dénués de tout, qui ont tout perdu, en premier lieu la liberté et parfois l'esprit, le lit est le dernier refuge où, souvent abrutis par la camisole chimique, ils passent le plus clair de leur temps, mais où parfois la proximité des corps console de la dureté du quotidien. On saura très peu du passé de ces hommes parfois récemment arrivés, parfois internés depuis une ou deux décennies. Wang Bing indique juste leur nom et leur ancienneté dans l'établissement. Ce qui l'intéresse, c'est d'observer ce qu'il reste de la vie des hommes dans ce contexte carcéral, sachant qu'une grande partie de ceux qui y sont enfermés – sans date prévue de sortie – n'ont commis aucun crime, si ce n'est d'avoir fait un pas de côté dans la vie très normative d'une ville chinoise et d'avoir ainsi causé une gêne à leur famille, aux autorités ou aux voisins. Car alors que le film avance et se recentre sur quelques personnages, on comprend qu'un hôpital psychiatrique en Chine n'accueille pas uniquement des malades mentaux, loin s'en faut. Il suffit parfois pour y être placé de s'être montré trop bagarreur, ou trop porté sur la bouteille, ou sur la drogue, ou, plus ubuesque encore, un peu trop pieux dans cette région musulmane. La caméra de Wang Bing peut être tour à tour claustrophobe, scrutant les faits et gestes des pensionnaires dans les 9m2 de leur chambre, ou virevoltante quand elle suit un homme fraîchement arrivé qui tente d'oublier l'enfermement en courant jusqu'à l'épuisement le long de la coursive circulaire. La caméra n'hésite pas à être impudique dans ce monde où tous les hommes sont habitués à la nudité de leur voisin, Wang Bing surprenant même des attouchements entre un homme et une femme à travers la porte à barreaux qui sépare le secteur de chaque sexe. On est pris parfois par le malaise et l'oppression de cet univers sans issue mais pourtant, alors que les personnages ne sont au départ que des anonymes en proie à tous les tourments, on s'attache peu à peu à quelques-uns d'entre eux, comme cet homme à qui son épouse s'obstine à rendre visite avec quelques fruits, et qui la rejette systématiquement en lui reprochant de le maintenir à l'hôpital. A l'opposé, deux jeunes frères musulmans semblent accepter leur terrible sort avec une sérénité impressionnante. Au bout d'environ deux heures – il faut dire ici que la durée exceptionnelle du film fait partie intégrante de son intérêt tout aussi exceptionnel –, une échappée nous permet de suivre un malade lors d'une permission de sortie. Mais la respiration est de courte durée quand on constate le peu d'enthousiasme de ses parents à le revoir, quand on découvre leurs conditions de vie, l'homme semblant à peine plus heureux dehors que dedans et reprenant les mêmes réflexes, entre prostration et errance dans des rues impersonnelles qui valent à peine mieux que la coursive de l'hôpital. Chez Wang Bing l'enfer est partout, à l'intérieur des usines, des prisons, des hôpitaux psychiatriques mais aussi dans le cercle familial. C'est un peu rude à accepter, on ne vous promet pas une partie de plaisir, mais c'est un moment de cinéma tellement inoubliable que vous auriez bien tort de vous en priver.