Avant l'aurore est un film subtil et lumineux malgré l'ombre qui s'acharne sur le sort des plus faibles. Il a la délicatesse d'évoquer un pays sans le déflorer, sans le pénétrer avec des manières de colonisateur phallocrate dominant. Tout y est d'une justesse de ton qui déchiquette méticuleusement les faux semblants. Pourtant il ne nous épargne rien. Ni la déshérence d’un corps malmené par des années de drogue et de prostitution, ni celle d’un peuple meurtri par une barbarie d’une violence inconcevable. Un Cambodge aussi vrai que nature, tour à tour d’une beauté et d’une vulgarité torrides, tel qu'il n'avait jamais été filmé. Un pays qui cache dignement ses blessures derrière son éternel sourire. Mais, à y mieux regarder, il y a des foultitudes de sourires au pays des khmers et aucun ne raconte la même chose. Ben qui, pour tous ici, est devenu Mirinda, ne le comprend que trop bien. Malgré la blancheur de sa peau, son apparence dégingandée de lady boy, il fait corps avec les autochtones qui l’ont adopté comme un des leurs. Il y a quelque chose de brisé en lui en même temps qu’une rage de vivre qui le rendent immédiatement attachant. Ni les prostituées, ni l’inspectrice du Tribunal Pénal International, en charge d’enquêter sur les exactions des khmers rouges ne s’y trompent… Comment a-t-il échoué là, dans les bouges de Phnom Penh, navigant à vue entre une prise de coke, une pipe à deux balles et un amant alcoolique ? On ne le saura pas, on ne peut qu’imaginer une blessure profonde qu’il n’essaie même pas de panser. C’est un être qui avance la tête haute, comme tous ici.
Mirinda (époustouflant David d’Ingéo ! On finirait presque par douter qu'on a affaire à un acteur) est le personnage principal, mais n'en exige aucune des prérogatives habituelles. S’il est de tous les plans, il reste toujours sur celui de l'humain. Toujours accessible, à hauteur d'homme et non au dessous, contrairement à ce que pourraient dire les mauvaises langues qui se contentent des apparences. Quand la caméra reste rivée sur lui, ce n'est pas tant pour le magnifier que pour montrer en arrière plan, avec respect et pudeur, ce qu'elle ne pourrait aborder de face sans faire preuve d'un voyeurisme sordide. Au-delà des murs décrépits, des vies glauques, de la misère, il y a aussi la lumière des rizières, leurs verts d’un tendre incroyable, les reflets qui se font et se défont, les regards profonds de cette humanité qui se bat, de la vie qui pulse dans ses veines malgré les situations sordides. Et c’est une toute petite fille perdue, Panna, rencontrée par hasard, qui va illuminer le film, bousculer la routine de Mirinda, le rendre progressivement à lui-même. Les silences de Panna, sa méfiance en disent long sur son rapport aux adultes qui n’ont jamais fait autre chose que de profiter d’elle, de son corps. Comme Mirinda, elle est une survivante. Progressivement ces deux-là vont s’apprivoiser puis essayer de se réparer mutuellement. C’est là que le récit prend une ampleur poétique, celle d’un conte cruel contemporain qui n’a pas fini de nous faire vibrer… Tout est dit sans détour, aucune violence n’est cachée, mais la magie de l’enfance tient dans sa capacité de résilience et sa force d’aimer.
Vous l’aurez compris, Avant l'aurore n'est pas un film facile – comme on le médit des filles – qui se donnerait aux premiers venus. À l'instar de ses protagonistes qui assument leurs errances, d'être ce qu'ils sont avec ou sans fard, c'est un film qui n'a pas peur de brosser dans le sens inverse les poils trop lisses de la bonne moralité, de la bien-pensance. Si on accepte de se laisser déstabiliser par sa réalité crue, puis porter par le lyrisme de ses images, on trouvera la beauté et une certaine sérénité…