Cannes 2022 – Cannes première
L’homme sans femmes
Authentique franc-tireur du cinéma français, Serge Bozon ambitionne de “faire des films qui paraissent un peu hors cadre par rapport au ronron du cinéma d’auteur français. Un pied dans le cinéma populaire, un pied ailleurs. Déséquilibré mais cherchant toujours un équilibre inédit. En tout cas cherchant vraiment quelque chose.” Il signe dans cet esprit curieux et frondeur une relecture du Don Juan de Molière, en confrontant au séducteur qu’incarne Tahar Rahim une femme fatale aux multiples visages qu’interprète Virginie Efira, par ailleurs maîtresse de cérémonie de cette édition cannoise. Métaphore cruelle du nouveau désordre amoureux engendré par le mouvement #MeToo, que le réalisateur revêt des atours de la comédie musicale avec Alain Chamfort en figure du commandeur. C’est en 35mm, en son direct (pour les chants) et en 31 jours que le cinéaste a tourné ce nouvel opus lui inspirant la réflexion suivante: “il est plus dur, avec la montée en puissance culturelle des séries, de trouver des financements, en tout cas des télés, sur des scénarios simples, sans construction dramatique sophistiquée, qui reposent sur des éléments non scénaristiques, par exemple la mise en scène. Je pense, comme Guitry ou Pagnol, que la technologie n’est pas cruciale au cinéma.” Quant au 75e anniversaire du Festival de Cannes, il lui inspire cette réflexion de cinéphile: “Il représente beaucoup pour moi et pour tout le monde. Presque trop… tellement c’est essentiel. Je lui associe un film féministe libre et fou du cinéaste ivoirien Désiré Écaré qui y fut présenté en 1985, mais que j’ai découvert cette année et plus qu’adoré, Visages de femmes, mais aussi La maman et la putain, bien sûr, et le poing levé de Maurice Pialat.” C’est ARP Sélection qui distribuera Don Juan dès le 23 mai.
À chacun de ses films, Serge Bozon a l’art et la manière de s’attaquer à des genres différents, en en détournant à chaque fois les codes, avec une fantaisie qui lui est propre. Film de guerre, policier ou fantastique, il n’a jamais placé l’action au cœur de ses récits, préférant s’attacher aux comportements de ses personnages, à leurs tics, à leur relation singulière au monde. Son approche résolument anti-naturaliste, qui peut surprendre ou dérouter par son côté parfois artificiel ou par le caractère très écrit, presque littéraire du texte, est ici mise de côté au profit d’une composition plus classique (donc sans doute accessible à un plus large public) : celle de l’adaptation d’un mythe. Et pas des moindres : Don Juan. Bozon choisit une vision très intimiste, presque minimaliste. Ici pas de grandiloquence, pas de fracas, pas de dramaturgie outrancière, c’est avant tout une histoire d’amour qu’il veut nous raconter, une histoire presque banale entre deux êtres presque ordinaires, et l’angle qu’il choisit est celui de l’émotion. Elle sera d’abord l’invitée très discrète de son film, presque une passagère clandestine, puis prendra peu à peu toute sa place pour en devenir l’élément moteur, celle par laquelle tout fait sens, tout converge. Alors ce Don Juan aux faux airs de comédie romantique et musicale glissera doucement vers quelque chose de plus tragique, de plus sombre, renouant le lien avec l’opéra. Bozon le dit d’ailleurs lui-même : « j’avais envie de faire un film dont la trajectoire irait de Molière à Mozart ».
Le résultat est à la hauteur du projet. Concernant les moments chantés du film, ils ne construisent pas la partition d’une comédie musicale dans le sens classique du terme mais sont le reflet, dans certaines scènes clés, des états intérieurs des personnages. Le passage du parlé au chanté (surprenant au début puis de plus en plus fluide et évident) ne se fait jamais sur un ton désinvolte, mais au contraire dans une sorte de gravité, vécu comme une étape de l’histoire et non comme une simple pause illustrative de la narration. C’est donc un grand et beau film qui réussit le tour de grâce de convoquer aussi le théâtre, la danse, et la musique sous ses multiples visages, d’un piano bar à un orchestre symphonique d’opéra.
Mais qui est donc ce Don Juan, version 2022 ? Un homme victorieux et manipulateur, cynique, arrogant, l’homme aux multiples conquêtes, passant de corps en corps conformément au mythe ? Non… c’est un homme perdu et perdant, sincère et démuni, désemparé. Il n’est pas obsédé par la séduction de toutes les femmes, mais par la reconquête d’une seule : celle qui l’a abandonné et dont il imagine le visage sous les traits de toutes celles qu’il croise. Laurent et Julie se sont aimés, passionnément. Ils sont tous les deux comédiens. Il va bientôt interpréter le personnage de Don Juan dans la pièce de Molière… les répétitions ont commencé à Grandville, dans un théâtre qui donne sur la mer. Mais Laurent ne parvient pas à se concentrer, il ne pense qu’à Julie, Julie qui s’est évaporée brutalement… et qui va revenir, sous les traits d’Elvire. Est-ce un songe ? Une simple pièce de théâtre ou la réalité ? Et qui est cet homme mûr qui tourne autour du théâtre ? Ce Monsieur aux allures mondaines et polies mais à la démarche un peu fantomatique, qui semble porter dans son regard bleu un chagrin comme il porterait le plus lourd des fardeaux… Le rideau s’ouvre…