Semaine de la critique Cannes 2021 : Séance du 60e anniversaire
Le désir comme moteur
Après avoir présenté son court métrage Pauline asservie en 2018 à la Semaine de la critique et avoir participé à Next Step, Charline Bourgeois-Tacquet revient avec ce premier long, projeté lors de la soirée anniversaire de la 60e édition de la plus ancienne section parallèle cannoise. Cette comédie "savoureuse" selon Charles Tesson, possède un point de départ autobiographique, le reste étant entièrement imaginaire. "J’avais une liaison avec un homme marié et lorsqu’il me parlait de sa femme, je ne pouvais m’empêcher de penser que nous étions faites pour nous entendre. Aucune jalousie, bien au contraire, mais un vif intérêt à priori. C’était assez insolite, cela pouvait donner lieu à une histoire vraiment savoureuse, et à partir de là, j’ai très vite commencé à écrire le scénario des Amours d’Anaïs", raconte la cinéaste qui a souhaité poursuivre sa collaboration avec Anaïs Demoustier, déjà interprète de son court métrage. "Le travail avec elle a été un tel enchantement que nous avons eu envie de poursuivre notre collaboration. Et puis nous nous étions toutes deux beaucoup amusées avec ce personnage." En termes de méthode de travail, Charline Bourgeois-Tacquet a tenu "à recourir le plus souvent possible au plan-séquence, notamment pour ne pas couper constamment les comédiens, afin que leur jeu puisse se déployer dans une certaine durée. La conséquence de ça, c’est que j’avais beaucoup chorégraphié les scènes, et que j’ai principalement donné aux acteurs et aux actrices des indications de déplacement et de rythme. Cela suppose d’être assez précis, assez technique, et pour certains c’est contraignant, cela demande un peu d’adaptation. Heureusement, presque tous les acteurs des Amours d’Anaïs viennent du théâtre et savent composer avec ce genre de contraintes "
Dans Les Amours d’Anaïs, ça va vite, ça va très vite ! Et pour cause : on suit Anaïs (la décidément formidable Anaïs Demoustier) dans ses pérégrinations amoureuses qui, en à peine plus de temps qu’il ne faut pour l’écrire, la voient quitter son amoureux, devenir l’amante d’un éditeur quinquagénaire (le sex-symbol Denis Podalydès), et finalement tomber amoureuse d’Emilie, sa femme, une écrivaine accomplie. Ce n’est pas de l’inconséquence, du consumérisme ou de la stratégie, Anaïs ne connaît ni le cynisme ni l’ironie. C’est plutôt qu’elle embrasse la vie comme elle vient et qu’elle ne saurait faire autrement : Anaïs parle à 1000 à l’heure, monte les marches quatre à quatre et virevolte où qu’elle soit. Elle est volubile, exubérante, entière. Si sa logorrhée donne matière à la comédie, son éloquence est par ailleurs sa plus grande alliée dans la vie : passionnée par la littérature (elle écrit une thèse en lettres classiques qu’elle peine à terminer), elle manie la langue avec autant de vélocité que d’habileté, ce qui lui permet tour à tour de tout dire, de tout oser et, même en déséquilibre, de retomber sur ses pattes.
C’est d’ailleurs du verbe que provient toute l’énergie du film, c’est lui le moteur, et c’est lui qui ordonne le mouvement des corps, et donc la mise en scène. Le véritable sujet du film n’est pas la question du couple (ou du trio amoureux), ni celle de l’homosexualité ou de l’écart d’âge mais celle du désir. De cet élan qui nous met en mouvement, qui nous fait faire les choses qu’on fait.
Car aussi cérébrale et intellectuelle soit-elle, Anaïs se laisse paradoxalement totalement déborder par le sentiment amoureux. Éblouie par le charme et par la force tranquille d’Emilie (et comment ne pas l’être, Valeria Bruni Tedeschi est absolument magnifique), elle fera tout pour conquérir celle dont elle admire les mots et le charisme.
Si, dans un premier temps, la rencontre avec Emilie fait glisser la comédie vers de savoureuses scènes de vaudeville, la deuxième partie, consacrée à leur relation, se fait bien moins légère. Plus calme et plus grave : les personnages y affrontent leurs sentiments. Par ailleurs la réalisatrice y convoque des figures féminines puissantes, dessinant toute une généalogie d’artistes femmes dont elle et ses personnages partagent l’héritage. En prime se dessine également une constellation de leurs œuvres, lesquelles à l’évidence les nourrissent. « C’est bien, tu vas rencontrer plein de gens intéressants » s’enthousiasme la mère d’Anaïs apprenant que sa fille fréquente le milieu de l’édition parisienne. Et Anaïs de lui rétorquer avec fermeté et assurance : « je ne veux pas rencontrer des gens intéressants, je veux être quelqu’un d’intéressant. »
La saveur toute particulière de cette comédie pétillante et réjouissante tient autant de l’exagération des situations que son héroïne provoque que du sérieux avec lequel est traitée la question de l’amour (ou plus précisément du ravissement). Pour ne rien gâcher, le film est doucement sensuel : il se passe indéniablement quelque chose entre les deux comédiennes… l’alchimie est palpable.
Par ailleurs la réalisatrice amène l’air de rien son humble pierre à l’édifice du combat des représentations et on l’en remercie : proposer un personnage féminin de plus de cinquante ans qui n’envie rien (et n’a rien à envier) à une jeunesse aussi belle et vive que celle d’Anaïs est suffisamment rare pour qu’on en parle ! Accomplie dans son travail créatif, libre, confiante, sereine et canon, Emilie jouit pleinement de la force de l’âge : « J’ai 56 ans tu sais, plus grand-chose ne me fait peur. » La lumière qui éclaire Valeria Bruni Tedeschi dans le film est d’ailleurs sans complaisance, on y lit ses rides, ses cernes, sa force : ouf, enfin !