CANNES 2018: HORS COMPÉTITION
Fières guerrières
Après Bang Gang (une histoire d’amour moderne), présenté à Toronto en 2015 et distribué dans une trentaine de territoires, Eva Husson s’attaque dans son deuxième long métrage à l’un de ces bataillons de femmes kurdes qui ont contribué à bouter Daesh hors de la Syrie, quitte à affronter pour cela les forces turques. Sujet brûlant et romanesque également traité dans le documentaire de Stéphane Breton, Filles du feu, qui sort le 13 juin, mais aussi dans le premier film de fiction de Caroline Fourest, Red Snake, annoncé le 15 décembre. Les filles du soleil est une coproduction entre la France, la Belgique, la Géorgie et la Suisse initiée par la productrice Didar Domehri pour Maneki Films.
On dira ce qu’on voudra des Filles du soleil, mais rares sont les films où l’on montre des combattantes, héroïnes admirables, loin de l’angélisme mièvre dont on affuble le plus souvent la gent féminine. Fuyant les clichés doucereux, voici l’épopée terrible et palpitante de femmes engagées dans un combat qu’elles auraient aimé n’être pas le leur, si seulement on les avait laissées vivre en sécurité, libres d’être ce qu’elles voulaient être. Si seulement une main internationale secourable était venue au secours d’une population civile démunie. Mais le constat est aigre sur le champ de bataille : « Si c’était du pétrole et non du lait qui coulait de nos seins, on nous aurait aidées depuis longtemps ». Dans un pays mutilé, mis à feu et à sang par des hordes d’hommes qui n’épargnent pas plus les faibles que les survivants, le choix entre attendre sans broncher et tromper sa peur en passant à l’action a vite été tranché par celles qui n’ont plus rien à perdre et tout à reconquérir. Et si leurs corps sont plus frêles que ceux des combattants de Daech, elles n’en sont pas moins des adversaires redoutables aux yeux de ces derniers, qui croient dur comme fer que périr par les mains d’une femme leur fermera à tout jamais les portes du paradis.
C’est parmi une unité de ces guerrières que Mathilde (Emmanuelle Bercot), reporter de guerre, vient enquêter, en plein cœur du conflit, alors que toutes espèrent un renfort qui n’arrive jamais. Nous sommes au Kurdistan, dans les montagnes du Sinjar. Ici la population Yézidie a été victime d’un véritable carnage : hommes massacrés, femmes et fillettes torturées, vendues comme esclaves, garçonnets enrôlés dans des écoles djihadistes où on leur apprend à tuer dès l’âge de trois ans. Celles qui ont réussi à en réchapper sont devenues de véritables compagnes d’armes dont le seul cri de ralliement est « La femme, la vie, la liberté ! ». Il faut entendre leurs chants qui montent par dessus les ruines, défiant la peur et la camarde, étrange mélange de tristesse profonde et de joie furtive, vite oubliée. Mathilde les photographie, belles sous leurs turbans malgré leurs tenues poussiéreuses, leurs cernes, leurs sourires brisés. Entre deux tirs, dans des zones de tranquillité mensongère, elle les interroge, écoute leurs parcours individuels, lesquels résonnent d’une vérité universelle, les rend proches d’elle-même, de nous toutes, de nous tous. À leurs côtés elle guette les tirs de l’ennemi, les silences suspects qui soudain recouvrent leur campement de fortune. C’est l’attaque. Une de celles dont elles sortiront indemnes, ou pas… Mathilde respire à leur rythme, règle son pas sur les pas des guerrières. Mais, entre toutes, celle qui fascine le plus la journaliste est sans doute Bahar (sublime Golshifteh Farahani), commandante de ce bataillon des Filles du Soleil. Avocate, polyglotte… progressivement les mots les rapproche tout autant qu’ils creusent un fossé entre celle qui cultive son individualité et la meneuse pour laquelle le seul héroïsme véritable ne peut-être que collectif. Ici il n’y a pas d’héroïne supérieure à une autre, de douleur supérieure à une autre, ici elles n’ont de choix que d’avancer ensemble ou disparaître. Ici toutes ont appris à relativiser, à ne plus ouvrir les plaies inutilement…
C’est un film à la fois très subjectif et très précis. La réalisatrice est allée puiser le matériau de son scénario sur le terrain. Chaque protagoniste s’inspire de personnes ayant réellement existé, enrichi d’un patchwork pioché dans les histoires de véritables combattantes et journalistes. On pourra reprocher à Eva Husson de mettre le paquet, mais cela est sans doute bien en deçà d’une réalité fidèlement reconstituée et le résultat est un film remarquablement efficace, qui laisse sa part au romanesque, si tant est que la guerre puisse l’être.