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Attention : chef-d'œuvre ! Ou tout comme, parce qu'on en connaît qui vont encore nous reprocher de nous enthousiasmer sans nuances. Maintenant, s'il faut absolument nuancer, disons plus modestement que La Montagne magique est un vrai, un pur, un authentique bijou de cinéma. Voilà, on ne pourra pas dire qu'on ne vous a pas prévenus. Une merveille aussi rare que précieuse, forte et belle, qui déboule telle un météore sur les écrans comme à l'improviste, entre la bûche de Noël et le Champomy du jour de l'an. Et il y a fort à parier que vous n'en entendrez guère causer dans le poste, qu'il n'y sera consacré que peu de lignes, même dans les gazettes les plus cinéphiles, tant s'étend de partout, même pour en critiquer l'hégémonie, l'ombre envahissante du Réveil de la Force-bla-bla-bla… Et pourtant, nom d'une pétoire rouillée, je vous le demande : est-il si fréquent d'assister, bien calé dans nos confortables fauteuils de velours rouges, à spectacle plus subtil, plus envoûtant, plus incroyable, plus épastrouillant que celui-là ?
A-t-on si souvent raconté destin plus fou, plus improbable, plus enthousiasmant que celui d'Adam Jacek Winkler, figure don-quichottesque des temps modernes qui traverse l'Histoire du XXe siècle et les continents, portant toujours haut les couleurs de la chevalerie ? Incroyable bonhomme qu'on peine à croire réel, on le dirait échappé d'un roman-feuilleton d'aventures, entre Dumas, Leblanc, Frank & Vautrin, par là… Un funambule toujours en lutte et en mouvement, qui côtoie la grande et la petite histoire, Polonais exilé en France dans les années 60, activiste engagé dans toutes les luttes, viscéralement anticommuniste, il s'éloigne du mouvement polonais après le triomphe de Solidarnosc dont il pressent les limites – et, au moment de l'invasion russe, fonce en Afghanistan se battre aux côtés du commandant Massoud, avant de revenir en France accomplir son destin. Anca Damian entreprend de maintenir son film en bel équilibre entre le socle historique, dûment daté et référencé, et l'évocation de Don Quichotte, filant les métaphores poétiques à la suite des événements connus et moins connus traversés par son héros.
De fait, graphiquement, on prend les paris : La Montagne magique ne ressemble quasiment à rien de ce que vous connaissez. Gonflée à l'hélium, sans l'once d'une prétention mais portée par l'évidence et la grâce de son sujet, la réalisatrice ose – et réussit – à peu près tout. Anca Damian vous prend par la main et vous emmène, comme ça arrive si rarement, voyager au cœur de l'histoire – et de l'Histoire. Dans un bel élan généreux, elle mélange les styles, passe du dessin à la peinture, de la peinture à la photo, du réalisme à l'onirisme, de la poésie au drame, de la métaphore la plus éthérée au réel le plus rugueux, avec un naturel et une fluidité qui laissent pantois. Pas un instant elle ne vous perd, pas une minute elle ne vous déstabilise. Au contraire, elle a ce talent, cette délicate attention de veiller à vous garder avec elle, avec Adam Jacek Winkler, ce diable d'homme aux côtés duquel on se prend à rêver d'avoir, au terme d'un rêve extatique, réellement cheminé.