Si je te raconte mon rêve, tu pourras l’oublier ; si j’agis selon mon rêve, sans doute t’en souviendras-tu ; mais si je te fais participer, mon rêve devient aussi ton rêve. (Proverbe tibétain)
Dès les premières images, assez fascinantes, on a cet étrange sentiment d'être plongé simultanément dans de multiples univers cinématographiques qui ont bercé notre cinéphilie : un peu de Kaurismaki pour ses personnages atypiques au milieu de coins paumés, un peu de Jarmusch pour ses héros décalés et rock'n roll, un peu de Sergio Leone pour sa manière de filmer les déserts et les cow boys transpirants… et même un chouia d'esthétisme à la Wong Kar Wai. Qui justement est l'heureux producteur de ce petit bijou tibétain !
Un camion file dans la poussière d'un plateau désertique, en l'occurrence le Kekexili, un endroit extraordinaire qu'on a rarement vu au cinéma – nos spectateurs pas nés de la dernière pluie se souviendront peu-être quand même du formidable Kekexili, la patrouille sauvage de Chuan Lu.
Au volant, un personnage que l'on croirait pour le coup sorti d'un Jarmusch : coiffure punkisante et perfecto en cuir, mais énorme collier traditionnel au cou, écoutant à tue-tête le O Sole Mio immortalisé par le maestro Pavarotti, ce pourrait être une version bouddhiste de Sid Vicious ou de Mad Max, et on pourrait s'attendre à voir débouler de nulle part une horde de motards post-apocalyptiques… Mais à défaut de pirates de la route, c'est un malheureux mouton que notre camionneur va croiser, ou plutôt percuter. Et voilà notre héros, bien embêté (un Tibétain par principe a un sain respect de toutes les formes de vie), qui charge le cadavre de l'animal dans sa benne. Événement étonnant dans cette étendue vide de tout, il aperçoit au bord de la route un marcheur en tenue traditionnelle, à l'accoutrement proche de celui des mendiants que l'on voit aux abords des temples, qu'il décide de prendre en stop. L'homme, qui porte une épée à la ceinture, dit s'appeler Jinpa, nom qui lui a été donné par un lama. Il est peu causant mais explique sans sourciller qu'il se rend dans la ville la plus proche pour tuer l'homme qui, il y a dix ans, a assassiné son père avant de s'enfuir. Un peu décontenancé – on le serait à moins ! –, le conducteur – dont on apprendra le nom plus tard dans le film et ce ne sera pas anodin – dépose son passager à l'entrée de la ville, et rejoint sa maîtresse d'une nuit… Mais la culpabilité le travaille : peut-il en connaissance de cause laisser advenir le crime annoncé par Jinpa ?
Ce qui séduit et déroute à la fois dans Jinpa, c'est ce mélange audacieux et harmonieux des genres, entre polar décalé, réalisme naturaliste quasi-documentaire et fable mystique, tout le récit étant empreint de spiritualité bouddhiste – notamment dans cette scène cocasse où le chauffeur insiste auprès d'un moine du temple local pour faire transférer l'âme du mouton renversé. Avec des audaces de mise en scène surprenantes, comme ce flash-back quasi expressionniste en noir et blanc anamorphosé. Pema Tseden n'est pas un inconnu pour nous puisque nous avons programmé en 2018 Tharlo, le berger tibétain, son premier film distribué en France (et disponible en Vidéo en Poche). Son film suivant,Balloon, est annoncé dès juillet prochain : il va falloir compter avec ce cinéaste découvert et mis en lumière chez nous par nos amis de ED Distribution, distributeur défricheur dont nous avons déjà eu l'occasion de louer la vista et l'audace.