CANNES 2018: FILM D'OUVERTURE COMPÉTITION
LE JEU DE LA VÉRITÉ
Comme son regretté compatriote Abbas Kiarostami, Asghar Farhadi a démontré que ses thèmes de prédilection étaient universels : hier dans un film français, Le passé, qui a valu le prix d’interprétation féminine à Bérénice Bejo à Cannes en 2013 ; aujourd'hui dans une œuvre en espagnol qui s’appuie sur une distribution particulièrement éclatante. Au cœur de cette étude de mœurs chorale, l’implosion d’une famille réunie à l’occasion d’un mariage. Ours d’or à Berlin pour La séparation en 2011 et Oscar du meilleur film étranger pour Le client en 2017, Asghar Farhadi joue sur la complicité naturelle du couple formé par Penélope Cruz (Oscar 2009 du meilleur second rôle féminin pour Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen) et Javier Bardem, déjà réunis dans Escobar de Fernando León de Aranoa (sorti le 18 avril), en le jetant dans un torrent d’émotions, en compagnie du comédien argentin Ricardo Darín dans un contre-emploi de raté, et de Bárbara Lennie, vue en mère courage dans Notre enfant de Diego Lerman, sorti également le 18 avril, et à l’affiche de Petra de Jaime Rosales que présente la Quinzaine des réalisateurs.
C’est au cour d’un voyage dans le Sud de l’Espagne que le réalisateur d’Une Séparation, Le Client, Le Passé… a eu l’idée du film, au détour d’un fait divers. Pendant quinze ans, cet embryon d'histoire a poursuivi Ashgar Farhadi en arrière plan de chacun de ses films, comme un rengaine entêtante, jusqu'au jour où il décida finalement de s'y attaquer sérieusement et d'en faire un vrai scénario. Un scénario écrit et pensé par le cinéaste iranien en farsi, puis traduit minutieusement en espagnol. « Pendant toutes ces années, je ne pensais qu’à l’Espagne »… À voir le résultat, on constate à quel point Farhadi s’est imprégné de la culture, des odeurs, des sons, de la vitalité, de la lumière de l’Espagne : Everybody knows (nouvelle démonstration de l'impérialisme de la langue anglaise) respire, vit, et vibre comme un film espagnol.
Nous sommes dans un petit village rythmé par le ding-dong du clocher de l’Eglise, qui partage la place centrale avec le bar-restaurant. Les vignes ne sont pas loin, inondées de soleil. Ce matin-là, le bar est en effervescence. On y célèbrera demain un mariage et la fête promet d’être belle : il y aura le soleil, le vin de Paco, les cousins éloignés, l’orchestre, la musique et le sourire de Laura, la sœur de la mariée, qui a fait le déplacement avec ses deux enfants depuis l’Argentine où elle vit désormais. Pour Laura l’exilée, c’est l’occasion de renouer avec ses racines espagnoles.
C’est la première partie du film, elle est bruyante, joyeuse et mélancolique, comme le sont parfois les fêtes de familles où l’on constate, aussi, au détour d’une étreinte, que le temps a passé trop vite sur ceux que l’on aime. Asghar Faradhi, dans cette exposition de ses personnages, prend le temps de s’arrêter sur chacun, révélant en filigrane, par petites touches impressionnistes, les petites failles, les regards complices ou plus distants. Celle ou celui qui prendra la peine de bien observer pourra déjà lire, ici, les prémisses de la tragédie qui va advenir.
La deuxième partie du film, la plus longue et la plus intense, nous plonge avec brutalité dans un autre monde, sur un registre bien différent et pour ainsi dire dans un autre film, beaucoup plus sombre. Car un événement inattendu et violent va arriver, ébranlant d'un seul choc tout l’édifice familial, révélant les crispations, réveillant les vieux démons, ceux du passé, ceux qu’on ne voulait surtout pas inviter aux noces.
Tout le talent d’Asghar Farhadi se déploie doucement, sûrement, avec la sérénité tranquille de ceux qui savent parfaitement où ils nous mènent, ne lâchant jamais du regard aucun de ses personnages, en dépit de leurs travers ou de leurs petitesse. Il faut un vrai talent de chef d’orchestre – rythme, tempo, ruptures, direction d’acteurs – pour réussir de la sorte à faire exister autant de protagonistes sans jamais les juger et encore moins les condamner, tout en maintenant le spectateur en haleine. C’est sans doute la grande force du cinéma de Farhadi, et on la retrouve dans chacun de ses films, qu’ils se passent à Téhéran, à Paris ou en plein cœur de l'Espagne: un regard jamais moralisateur qui offre aux personnages (et donc aux comédiens, tous formidables) la possibilité de s’exprimer et aux spectateurs de décider.