CANNES 2017: COMPÉTITION
Seule contre tous
"Une femme douce est une coproduction entre la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Lituanie, raconte Sergei Loznitsa. Nous avons bénéficié du soutien d’investisseurs privés en Russie et en Ukraine et avons profité du crédit d’impôt letton en tournant sur place. Le budget a été rassemblé comme un véritable patchwork. Il s’agissait d’un défi compliqué à relever pour notre producteur principal, Slot Machine, qui devait coordonner des partenaires en provenance de sept territoires différents, mais qui est parvenu à surmonter tous les obstacles, ce qui m’a permis de tourner le film comme je l’entendais." Une femme douce maque le retour de l’Ukrainien Sergei Loznitsa à la fiction et à la compétition cannoise, où il a déjà présenté My Joy (2010) et Dans la brume, prix Fipresci en 2012. Son nouveau film est adapté de la nouvelle de Dostoïevski, La douce, qui a déjà inspiré le cinéaste français Robert Bresson en 1969 et a révélé l’actrice Dominique Sanda, dont le rôle est repris ici par Vasilina Makovtseva. De cette aventure qui l’a confronté à des effets numériques, Loznitsa tire une philosophie toute personnelle. "Dans la mesure du possible, il est préférable de filmer des objets réels, que ce soit en intérieur ou en décors naturels. Si vous avez le choix entre construire le décor d’une scène qui se déroule en intérieur ou tourner en utilisant une incrustation sur fond vert, il faut toujours privilégier le décor qu’on fabrique !"
En s’endormant, Dostoïevski laissait parfois une note sur son bureau : « Peut-être que cette nuit je tomberai dans un sommeil léthargique ; ainsi qu’on prenne garde de m’ensevelir avant un certain nombre de jours… » Avec Une femme douce, c’est la mémoire de Dostoïevski et de toute une Russie éternelle que Serguei Loznitsa a voulu secouer de sa torpeur. Une Russie endormie, plongée dans l’apathie par des décennies de misère et de pouvoir arbitraire. Loznitsa invoque l’esprit de Dostoïevski plus qu’il ne transpose la nouvelle dont il adopte ici le titre.
Car du récit initial, il ne reste presque rien. Si ce n’est peut-être la figure féminine centrale, symbole de pureté mise à mal par un entourage et une société qui en précipiteront la perte. Le film, lui, relate la quête d’une femme qui cherche simplement à transmettre un colis à son mari emprisonné. Loznitsa fait de son parcours une hyperbole dantesque, une déambulation effroyable dans le ventre d’une société en pleine déshumanisation. Pour son troisième film de fiction – après les très frappants My joy (2010) et Dans la brume (2012) le cinéaste impose sa vision enténébrée par à une mise en scène d’une radicalité et d’une précision absolues.
La femme douce, c’est cette fine silhouette qui descend du bus et traverse les champs pour regagner sa modeste baraque en bois. Ce qu’on sait d’elle, c’est son impressionnante interprète Vasilina Makovtseva qui nous le transmet. Une femme seule, tête haute et visage placide, au regard affable et rude à la fois. Lorsqu’un jour, un avis lui demande de venir reprendre le colis qu’elle a envoyé comme d’habitude à son mari incarcéré, elle dévoile sa détermination. Elle cherche à comprendre et proteste au guichet local. Mais inquiète de la situation et sans la moindre réponse, elle décide de prendre quelques jours de congé pour se rendre jusqu'à ce centre pénitentiaire éloigné et livrer elle-même son paquet.
Débute alors un périple infernal. Sur place, l’administration lui refuse à nouveau son colis sans raison, ne lui laissant d’autre choix que de s’y représenter le lendemain. En cherchant un endroit où dormir, elle va s’aventurer dans cette étrange ville qui semble s’être tout entière organisée autour de l’immense prison. En quelques rencontres, le film expose alors sa métaphore : la Russie est devenue une geôle imprenable, sécurisée par une petite bureaucratie corrompue et dont le gardien suprême est le peuple lui-même. Cette populace laissée dans l’indigence, lucide dans sa déchéance (leurs tirades sont souvent d’une criante vérité), a sombré dans la malveillance et le cynisme. A la recherche d’une solution à son problème, notre femme douce traverse toutes les vilénies et guide notre regard de situation en situation, composant doucement le visage cauchemardesque d’un pays tout entier.
La structure du film se compose comme une suite de tableaux que le cinéaste saisit le plus souvent en de longs plan-séquences visuellement époustouflants. La maitrise du rythme et la complexité des scènes, plus baroques les unes que les autres, révèlent l’étendue du talent de Loznitsa, qui emporte le spectateur dans un torrent de mauvaises rencontres, où tous les hommes se révèlent avides et libidineux, et les femmes hystériques et cruelles. La protagoniste évolue presque toujours au milieu d’une foule grouillant d’individus qui emplit le cadre, comblant le chaos de leur railleries incessantes. Comme chez Dostoïevski, la folie grimace au premier plan puis s’enfuit. Comme chez Gogol, la médiocrité humaine est disséquée avec la plus grande minutie. C’est que Loznitsa embrasse dans son film toute une façon de représenter la Russie, parfois jusqu'à la caricature et la parodie. Avec Une femme douce, l’ukrainien Loznitsa signe un film d’une charge politique colossale envers le régime poutinien. Avec, au fond, l’idée que l’humanisme est aujourd'hui une dissidence lourdement réprimée en Russie.