CANNES 2018: UN CERTAIN REGARD
Déchirements
Selon la comédienne syrienne Gaya Jiji, Mon tissu préféré, son premier long métrage, situé à Damas, au printemps 2011, au moment où éclate la guerre civile, est “un film à petit budget, ce qui a forcément créé des contraintes importantes au moment du tournage. Mais nous avons réussi à dépasser ces difficultés en trouvant des solutions artistiques face à ces défis économiques. Il a pu exister grâce à la coproduction internationale entre la France, l’Allemagne et la Turquie. Il fallait rassembler des acteurs des quatre coins du monde, ce qui n’était pas toujours évident durant la phase de préparation. Une autre difficulté était aussi de tourner dans un pays qui n’est pas le mien. Il fallait trouver des décors qui correspondent, recréer ma ville dans une autre ville. Enfin, j’ai appris de cette expérience l’importance de traduire le scénario en un langage cinématographique. Ce qui est solide dans un scénario ne tient pas forcément à l’image. D’où l’intérêt de bien préparer et d’anticiper le montage du film pendant le tournage. Le plus amusant, c’est de créer une vie, des personnages qui se concrétisent après au travers des acteurs : comme l’a dit Pedro Almodóvar, ‘réalisateur, c’est le métier qui se rapproche le plus de celui de Dieu’. Après, on passe au travail concret avec toute une équipe qui nous aide vraiment à donner de la chair à nos idées et à créer ce monde à l’écran. En tant que réalisatrice issue d’un pays où il n’y a pas vraiment d’industrie du cinéma, je suis très contente de porter le nom de la Syrie pour la troisième fois dans l’histoire du Festival de Cannes. Je travaille par ailleurs à l’écriture de mon prochain long métrage : un projet assez différent autour du thème de l’exil et la reconstruction de la mémoire à travers l’expérience de l’exil”.
Nahla est une douce rêveuse. Seule dans l’intimité de sa chambrette, elle sort de leur cachette des nuisettes soigneusement pliées, des tenues sensuelles qu’elle ne saurait porter ouvertement dans sa vie quotidienne à Damas… Nous sommes en mars 2011, le carillon du printemps arabe sonne aux portes de la Syrie mais le quotidien semble s’être figé dans un hiver indélébile, où les femmes n’ont pas la place d’expérimenter, d’apprendre à connaître leurs corps. Déesses toutes-puissantes dans leurs foyers, mais si peu maîtresses de leurs destinés, de leurs émois, impossibles à dévoiler, encore plus à assouvir au grand jour. Le bouillonnement qui monte en Nahla est tout autant indicible. Qui pourrait l’entendre ? La transparente Myriam, sa sœur cadette, irrévocablement emmaillotée dans le carcan familial ? Sa benjamine, dont les coups de gueule ironiques résonnent comme l’espoir d’une génération nouvelle qui ne quémandera plus la permission d’exister ? Sa mère ? Elle n’a d’autre choix que de régner, omnipotente et roide, sur cette maisonnée sans mâle, seule garante de la morale et des traditions depuis la disparition de son mari. Leur vie, à toutes les quatre, semble confinée dans ce huis-clos au féminin, étouffant à force d'être rassurant. Pour Nahla aucune échappatoire. Son parcours se limite à un perpétuel aller-retour entre la boutique, où elle vend sans conviction des fringues à des clientes impossibles à satisfaire, et l’appartement familial.
Tout cela pourrait prendre fin avec l’entrée en lice de Samir, un prétendant syrien sérieux, qui demande un beau jour la main de Nahla, sans même l’avoir effleurée. Mais qu’importe ! Ce beau parti, médecin résidant en Amérique, semble tomber du ciel. Il représente une occasion inespérée de fuir vers un pays de libertés, loin de la guerre civile qui gronde… Mais Nahla a soudain la tête ailleurs, perturbée par la présence d’une drôle de dame qui vient emménager à l’étage du dessus… Elle s’appelle Jiji. Sa bouche est trop large, ses yeux trop grands, son verbe trop haut. Elle semble être passée de l’autre côté de la barrière, dans les strates inaccessibles d’une émancipation interdite aux gens dociles. Nahla, fascinée, l’observe à la dérobée… puis s’enhardit…
Ce très beau premier film, sans être autobiographique, plonge ses racines dans le vécu de la réalisatrice, son rapport à la Syrie, sa terre natale, qu’elle a fui sans retour possible. Loin de se lancer dans un pamphlet véhément, elle procède par petites touches, reliant l’intimité de son héroïne à l’histoire de son pays. Elle nous amène à ressentir l’enjeu politique majeur que représente la sexualité féminine, le climat oppressant qui pèse sur le ventre des femmes. Elle nous donne à voir le courage discret qu’elles déploient au quotidien…