Eaux profondes
Avec un tel titre, on se doute qu'il y a là-dessous une histoire de paternité. Mais si l'intrigue paraît de prime abord classique, la subtilité avec laquelle elle est mise en scène est peu commune. Nul besoin de grandiloquence pour tenter une percée au fond de l'âme humaine. Sous le miroitement serein du moindre lac grouille une vie insoupçonnable. Le visage de Mathieu reflète ainsi le calme apparent des eaux profondes. Ce trentenaire n'est pas un sanguin, un qui fonce tête baissée. Le quotidien qu'il s'est bâti est à son image, régulier, paisible, comme inébranlable, rythmé par le son du réveil, les moments complices avec sa compagne et son gamin, puis son travail à Paris. Si ce n'est pas du bonheur, ça en a du moins la saveur et Mathieu ne donne pas l'impression de vouloir autre chose de la vie. Jusqu'à cet étrange coup de téléphone qui va agir par ricochet et venir égratigner le fragile vernis de l'oubli. Au bout du fil la voix d'un homme qui lui annonce le décès d'un inconnu, son père, Jean. Mathieu prend cette annonce avec l'apparente neutralité qui lui est coutumière, sans presque sourciller. Pourtant c'est comme si un pavé était venu réveiller un manque, tapi au fond de la mare des secrets de famille. Instantanément le jeune homme décide d'aller à l'enterrement de son géniteur, à la rencontre de ses frères, au Canada. Quand il l'annonce à son interlocuteur, qui s'appelle Pierre, ce dernier fait tout pour l'en dissuader, arguant que ce serait un choc pour l'entourage du défunt (qui était son meilleur ami) d'apprendre l'existence d'un enfant illégitime… Mais rien n'y fait et la détermination de Mathieu est telle que Pierre finit par n'avoir d'autre choix que d'aller l'accueillir à contre-cœur à l'aéroport de Montréal.
Mal à l'aise et contrarié, il reçoit ce grand enfant naturel comme un chien dans un jeu de quilles, espérant toujours le bouter loin de là, se montrant récalcitrant dans ses réponses, dressant de Jean et de ses proches des portraits anguleux, au couteau, factuels, ne laissant aucune accroche sentimentale ou nostalgique à un Mathieu animé par le désir d'en découvrir plus sur l'auteur de ses jours et sur cette fratrie qui lui tombe du ciel. Pour éviter d'avoir à expliquer sa présence et ses liens ici, Pierre le case d'abord dans un hôtel impersonnel.
Mais on se doute vite que cette situation ne pourra pas durer et qu'il est illusoire de vouloir cacher à tous, indéfiniment, l'existence de cet autre fils de Jean. C'est d'abord à ses propres femme et fille que Pierre devra présenter le charmant garçon et le fait que ces deux sentimentales l'adoptent d'emblée le mettra encore plus sur la défensive. D'autant que Mathieu voudra bientôt mettre à exécution une nouvelle idée saugrenue : partir à la recherche du corps du disparu en compagnie de ses frangins. Comment expliquer à ces derniers, sans que cela paraisse suspect, la présence et l'insistance d'un Français surgi de nulle part qui, au lieu de jouer les touristes, préfère venir sonder le fond d'un lac avec de stricts inconnus ? C'est là, au milieu de la nature majestueuse qui ramène les humains à leur fragilité que l'aventure prendra une tournure inattendue… et particulièrement émouvante.
Il suffit parfois d'une brise modeste pour faire vibrer un simple bout de roseau et l'emplir d'une musique qui nous dépasse. Le scénario de Philippe Lioret n'avait besoin que du souffle d'acteurs formidables pour toucher à l'universel… Le jeu de Gabriel Arcand et Pierre Delalonchamps (qui interprètent respectivement Pierre et Mathieu) est tout en retenue sensible. Ils tiennent l'intrigue jusqu'au bout, lui donnant une vraie densité, la chargeant d'émotions sous-tendues qui procurent de beaux frissons.