FESTIVAL DE CANNES 2019 : UN CERTAIN REGARD
Une femme et une femme
Réalisatrice des courts métrages Quand ils dorment (2012) et Aya va à la plage (2015), l’ex-journaliste Maryam Touzani a coscénarisé et interprété Razzia (2017) de son mari, Nabil Ayouch, avec lequel elle avait déjà coécrit Much Loved (2015), d’après son documentaire entrepris en 2014, Sous ma vieille peau, en cours de montage. Produit par Nabil Ayouch, Adam s’attache à la rencontre d’une pâtissière (Lubna Azabal) avec une mère célibataire enceinte contrainte à l’adoption (Nisrin Erradi) dans la médina de Casablanca. Pour la réalisatrice, c’est “l’histoire de deux solitudes qui s’apprivoisent, se confrontent, s’assemblent, de deux femmes prisonnières, chacune à sa manière, qui cherchent à trouver refuge dans la fuite, le déni”. Maryam Touzani précise : “J’ai connu la jeune femme qui m’a inspiré le personnage de Samia. Elle a atterri à Tanger, fuyant sa famille, après avoir été mise enceinte puis quittée par un homme qui lui avait promis le mariage. Par crainte, par honte, elle n’avait rien dit à ses proches et avait caché sa grossesse pendant des mois. Loin de chez elle, elle espérait accoucher en cachette de son enfant et le donner pour revenir dans son village.” Plus tard, explique-t-elle, “quand j’ai ressenti pour la première fois mon propre enfant bouger en moi, quand j’ai vu mon ventre s’arrondir et se transformer, j’ai pensé à cette jeune femme”.
Il est des souvenirs aussi lumineux que douloureux, qui laissent à tout jamais des traces impérissables. C’est un de ceux-là qui a conduit Maryam Touzani à réaliser cette première fiction. Avec dignité, humblement, il lui confère sa puissance discrète. Une part d’âme plane entre les images, impalpable, mais ô combien présente. Elle rend le récit, finement tissé de menus détails émouvants, infiniment universel. On aimerait pouvoir se lover parmi ses personnages, les étreindre physiquement, touchés par une forme de grâce qui émane de chaque plan. On en ressort affamés d’humanité et de gourmandises, tant la cuisine devient une protagoniste essentielle du récit, celle par laquelle les sentiments osent s’exprimer quand les mots viennent à manquer.
Dans les rues surpeuplées de Casablanca, Samia n’est qu’une silhouette anonyme parmi les anonymes. Pourtant son ventre rond la condamne à la désapprobation populaire avant même qu’elle n’ouvre la bouche. Une jeune fille engrossée jusqu’aux yeux, qui erre à la recherche d’un boulot, c’est du plus mauvais genre. L’absence d’un mari protecteur à ses côtés la condamne au mieux à l’indifférence générale, au pire aux quolibets et au rejet. Nul n’a pitié de son teint pâle et fatigué. Elle a beau se montrer vaillante, déterminée à accomplir n’importe quelle tâche, personne ne la dépanne, surtout pas les femmes, comme si sa disgrâce risquait d’éclabousser ses bienfaitrices.
Quand elle frappe exténuée à la porte d’Abla, d’une vingtaine d’années son aînée, cette dernière ne se montre pas plus tendre. Elle l’est d’autant moins que son quotidien de mère célibataire l’a rendue dure et rêche. La loi de la survie est rude et ne laisse pas de place à la sensiblerie, ni aux bons sentiments. Il n’y a pas de solidarité qui tienne quand tendre la main équivaut à risquer de se noyer en même temps que le naufragé à sauver. Abla est une femme lasse. Même le regard plein de compassion de sa fillette de huit ans, Warda, qui semble supplier de ne pas laisser l’inconnue à la rue, ne la fera pas ployer. Elle la rabroue aussi sec, lui intimant l’ordre de filer au lit et de se concentrer sur son avenir, autrement dit sur ses devoirs.
Pourtant cette nuit-là, Abla se tourne et se retourne sur sa couche, incapable de trouver le sommeil. N’y tenant plus, elle entrouvre ses volets. Quand elle aperçoit Samia réfugiée sous un porche juste en face de chez elle, son sang ne fait qu’un tour. Son premier réflexe est d’aller lui aboyer dessus, comme si cela la préservait de sa sensibilité. Mais dans le fond, on se doute qu’elle ne résistera pas bien longtemps…
Lubna Azabal, dans le rôle d’Abla, et la moins confirmée Nisrin Erradi dans le rôle de Samia excellent à nous entraîner dans l’univers feutré et complexe de ces deux très belles figures de femmes. Dès les premiers instants, c’est un duo d’actrices formidable qui se forme à l’écran, on devrait même dire un trio tant la gamine qui interprète Warda est craquante, avec son sourire plein d’empathie et de bienveillance. Elle fait contrepoint au monde des adultes, tellement pétri de convenances qu’il en oublie sa simple humanité. Ensemble ces trois-là vont progressivement sortir des partitions imposées par une société patriarcale écrasante et commencer à improviser leurs propres notes discrètes, à leur mesure. Samia, à force de patience, d’observation, de courage, va imposer sa présence dans la maisonnée. Elle réveillera la flamme étouffée par les cendres, dépoussiérera les vieilles recettes oubliées de la petite échoppe d’Abla, introduira une sensualité charnelle dans ses pâtisseries que tout le quartier désormais s’arrachera. Elle l’obligera même son hôtesse à réécouter les musiques qui lui vrillent le cœur, à regarder à nouveau autour d’elle, à oser s’octroyer quelques instants de bonheur…