Qu’un film mongol parvienne sur nos écrans est un phénomène guère moins rare qu’une aurore boréale à Paris (la dernière eut lieu en 1938). On pourrait objecter un peu hâtivement qu’il y a un brin de tricherie, puisque son réalisateur est chinois… Mais ce serait oublier que c’est le deuxième film que Quanan Wang tourne sur les terres de Mongolie, ce coup-ci « non-chinoise » pour échapper aux coupes sombres de la censure qui ont complètement dénaturé son dernier film (Au pays du cerf blanc, inédit en France), alors que son précédent, Le Mariage de Tuya (Ours d’or à Berlin en 2007 et montré chez nous) avait été tourné en Mongolie-Intérieure, chinoise donc. Ici il a troqué son actrice fétiche Yu Nan pour une véritable bergère, qui tient admirablement le rôle-titre, la fameuse « femme des steppes », pour aboutir à cette œuvre atypique qui s’octroie une grande liberté de ton. Ce pur bijou dépouillé est servi par des prises de vue d’une beauté à vriller l’âme (c’est un chef opérateur français, Aymerick Pilarski, qui est aux manettes : comme quoi, la notion de frontières…).
Dans l’immensité des steppes, l’humain n’est qu’un petit point dans une image, subissant les caprices du vent comme un infime grain de sable. Alors tout ici devient un brin dérisoire : la naissance, l’amour, la vie, la mort. D’ailleurs le film commence par la découverte d’un cadavre : celui d’une femme anonyme, aussi nue pour son dernier souffle sur terre qu’elle le fut pour son premier. Découverte qui n’arrange pas la police locale, peu habituée à traiter de telles affaires dans ces contrées désertiques. Avec la plus faible densité de population au monde (2 hab./km2), les occasions de se disputer entre voisins sont rarissimes et les homicides le sont d’autant plus ! L’affaire est donc bien gênante et les flics dépêchés sur place n’ont pas trop l’air de savoir comment s’y prendre. L’un semble se souvenir vaguement qu’il faut éviter de trop piétiner une scène de crime, tandis qu’un autre se propose de recouvrir le corps d’une couverture. En bout de ligne, ils auront tôt fait d’abandonner le plus jeune poulet de la bande, à peine sorti de l’œuf, en lui confiant la mission de veiller seul la morte jusqu’au lendemain matin. Drôle de bizutage pour celui qui n’a pas de vie de famille et doit donc être corvéable à merci. Mais quelques mètres plus loin, sans doute pris d’un peu de remords de laisser la nouvelle recrue, timide et désarmée, sans vivres, ni couverture dans une nuit qui promet d’être glaciale, le chef de brigade va réquisitionner la seule présence humaine à des kilomètres à la ronde : il charge une bergère de veiller sur le policier. Voilà donc les rôles curieusement inversés… Et vous l’aurez noté : il ne manque plus que l’apparition d’un œuf pour que l’énigme du titre soit résolue…
Ce qui est magnifique dans le film, outre ses paysages infinis somptueusement photographiés, c’est la place surprenante que prend chaque personnage. Tous les clichés sont envoyés aux orties. Ici la femme n’est pas une petite chose fragile et soumise, elle n’a pas froid aux yeux, elle fait des choix radicaux, pleinement assumés et les hommes ne peuvent que suivre, pleins de respect. Nul besoin de longues répliques explicatives pour nous captiver, ni de voix off pour tout décrypter, il suffit d’observer, d’écouter les murmures de dame nature, de deviner l’invisible. Et la caméra nous en offre le loisir, elle réussit à capturer le temps qui s’étire et nous plonge dans une forme de contemplation jubilatoire pour qui accepte de se laisser transporter.