Happy End -12

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Figures de la grande bourgeoisie calaisienne, les Laurent cohabitent dans un opulent hôtel particulier. Tandis que le patriarche sénescent cherche à se supprimer, sa fille aînée, Anne, à la tête de l’entreprise familiale de BTP, se débat avec un grave accident de chantier et le mal-être de son fils unique, Pierre, héritier rétif adepte des coups d’éclat en public. De son côté, Thomas, le frère d’Anne, chirurgien et jeune papa, libère ses fantasmes sexuels dans une relation adultérine, tout en faisant face au retour dans sa vie de sa fille de 13 ans, Ève, portée sur les écrans et les médicaments, dont la mère est hospitalisée suite à une overdose d’antidépresseurs.

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CANNES 2017: COMPÉTITION

Les étrangers dans la maison

Lauréat de la Palme d’or pour Le ruban blanc en 2009, puis Amour en 2012, Michael Haneke est passé à la Quinzaine des réalisateurs à la sélection officielle avec Funny Games, en 1997, puis a valu son deuxième prix d’interprétation féminine à Isabelle Huppert pour La pianiste en 2001, qu’il retrouve pour la troisième fois dans Happy End. Jean-Louis Trintignant sort pour sa part de sa retraite cinématographique, prise officiellement après Trois couleurs : rouge de Krzysztof Kieślowski, en compétition à Cannes en 1994, pour une deuxième collaboration avec le cinéaste autrichien après Amour, Palme d’or du 65e Festival de Cannes. Le cadre est cette fois celui d’une famille de Calais, sur fond de crise de migrants. Un sujet qui permet à Haneke d’inscrire son propos dans un contexte socio-politique d’actualité, comme en écho à son premier film tourné en France, Code inconnu: récit incomplet de divers voyages, en l’an 2000.

C’est dans le confort feutré de la bourgeoisie que se montre le plus volontiers le refoulé de toute une société. Ce n’est pas Flaubert qui aurait contredit cette maxime. Michael Haneke n’a eu de cesse, au cours d’une filmographie intransigeante, d’étudier les sources et les manifestations du mal-être de nos populations modernes. Happy end tout à la fois synthétise et affine son travail cinématographique à travers le portrait d’une riche famille industrielle de Calais. Ce petit microcosme très renfermé va être le témoin de quelques phénomènes inquiétants que Michael Haneke orchestre comme un jeu de piste à la fois cinglant et rieur. Aucune violence visuelle ne surgit, et pourtant Haneke ne cède rien de la radicalité de sa mise en scène, une nouvelle fois à son point culminant de pertinence et de précision. La noirceur de son regard s’accompagne plus que jamais d’un humour grinçant, laissant au spectateur le soin de faire la part, si besoin, entre le dérisoire et le tragique. 
Difficile de dire par où commence exactement l'inexorable affaissement qui va toucher la famille Laurent. Est-ce l’effondrement de ce mur de soubassement dans un des chantiers de construction qui ont fait leur fortune ? Ou est-ce l’arrivée de la toute jeune Eve, treize ans, qui déboule dans la bulle familiale de son père après que sa mère a subi une sérieuse intoxication aux médicaments ? Le père Thomas (Mathieu Kassovitz) est chirurgien, remarié, et ne semble pas connaître grand chose aux habitudes de sa fille. Mais il donne le change, il a appris à le faire, bien et en toutes circonstances. C’est d’ailleurs ainsi qu’il cache ses penchants érotiques salaces qu’il étale en secret sur les réseaux sociaux. Et puis il y a Anne (Isabelle Huppert), la sœur de Thomas, qui pilote d’une main de fer l’entreprise familiale et doit faire face à cet accident de chantier en même temps qu’elle tente de transmettre la direction à son fils Pierre, effrayé du poids qui se pose sur ses épaules. Mais a-t-il seulement le choix ? Enfin tout en haut, il y a le grand-père Georges (Jean-Louis Trintignant, absolument magistral) : personnage trouble et fascinant, que l’âge et quelques absences de mémoire ont imprégné d’une aigreur de vivre qu’il répand avec l’autorité d’un vieux capitaine d’industrie.
Trois générations réunies dans un hôtel particulier cossu que Michael Haneke décompose soigneusement, déterrant sous chaque petite cachotterie les signes édifiants de dangereuses névroses. Tous travaillent plus ou moins consciemment à maintenir la respectabilité de leur existence et l’apparat de leur famille, au détriment de toutes traces d’amour. Haneke ponctue le récit de quelques scènes d'une maîtrise ahurissante et excelle à analyser comment un mal chemine dans ce rhizome familial, avec la surprise de voir rejaillir à un bout de la chaîne un trouble qui avait été enfoui à un autre.
Ce portrait au vitriol pourrait sembler distant si Haneke n’avait décidé de le situer en bordure de la jungle de Calais. Happy end est un film entièrement adossé à la question des réfugiés et des migrants qu’il place intelligemment en fond, comme un mur de résonances. Les Laurent, unis dans leur décrépitude, sont les derniers privilégiés de notre vieille Europe, fascinée par son autodestruction et incapable de concevoir qu'en face il y a la vie. Si avec Happy end Haneke semble remettre en scène son propre cinéma (une seconde vision permettra à chacun de trouver les correspondances avec Le Septième continent, Caché, Amour ou Le Ruban blanc), c'est précisément pour éprouver la question obsédante de toute son œuvre qui se pose autant aux Laurent qu'à nous tous : comment faire avec la complexité d’un monde qui nous dépasse et auquel nous comprenons si peu ?