"Désormais, tu es Roman, le prince sans royaume. Tu devras nous raconter des histoires.” Une injonction ayant tout l’air d’un ultimatum pour le jeune nouvel arrivant, encerclé dans la très inquiétante agitation des détenus de la prison surpeuplée de la MACA d’Abidjan, et à qui l’on montre aussi un crochet de fer suspendu au cas où il ne prendrait pas son rôle au sérieux. Un rituel sur fonds de lutte de pouvoir dans un univers ultra-violent et codifié dont s’est emparé avec beaucoup de créativité Philippe Lacôte dans La Nuit des Rois, dévoilé dans la section Orizzonti de la 77ème Mostra de Venise.
Car le cinéaste (révélé à Cannes en 2014 avec Run [+]) ne se limite pas à la classique dimension dramatique du genre du film de prison. Il réussit à y injecter, en ouvrant à l’intérieur du récit des portes à d’autres mondes, les pulsations de l’Afrique des griots, mêlant les croyances irrationnelles au réalisme de la survie et du crime dans les quartiers périphériques, en connexion avec la guerre civile survenue en Côte d’Ivoire en 2010-2011.
Barbe Noire (Steve Tientcheu), Nivaquine, Demi Fou, Sexy, Lame de Rasoir, Silence, etc. Les surnoms des occupants de la MACA donnent une image assez représentative de l’ambiance régnant dans des lieux où les gardiens sont réfugiés dans leurs bureaux, laissant les prisonniers totalement libres de leurs mouvements et de s’entretuer ("la MACA leur appartient. Il faut qu’ils fassent couler le sang"). L’atmosphère est particulièrement électrique car le boss, Barbe Noire, est mourant, et sa place convoitée par un groupe concurrent. Pour gagner du temps, ressouder ses troupes et se conformer aux traditions, il invoque donc la lune rouge et le rituel du Roman, un "raconte-moi une histoire, il était une fois" qui met les détenus en effervescence, à la lisière de l’embrasement général, alors que les prétendants au trône complotent en coulisses. Au cœur de ce chaos, le jeune Roman (Bakary Koné), qui joue sa vie en une seule nuit, commence à relater (et à inventer) la vie de Zama King, une légende urbaine, le chef du gang des Microbes, dans le quartier sans loi…
Entrelacer plusieurs strates de récits à l’intérieur du même film est une entreprise plutôt risquée, mais Philippe Lacôte parvient à donner une homogénéité remarquable à un ensemble très vivant qui puise dans tout l’imaginaire et la ferveur africaine. D’une guerre menée par une reine sorcière (effets spéciaux à l’appui) conseillée par un aveugle qui serait le père adoptif de Zama King, en passant par l’ascension criminelle du jeune homme dans le sillage des FRCI (les Forces Républicaines pro-Ouattara dans le conflit ivoirien de 2011), l’histoire développée désespérément par Roman dans la nuit tandis qu’une lutte de succession se déroule en temps réel dans la prison, jette une lumière symbolique très puissante sur un monde à multi-facettes où la réalité et le mythe sont indissociables. Le réalisateur réussit à retranscrire toute l’énergie de ce mélange dans un film prenant et séduisant qui sort très nettement des sentiers battus.