S’il y a une plaie qui gangrène les luttes internationalistes, c’est le campisme. Kesako ? demanderont probablement certains. Le campisme, c’est cette conviction, portée notamment par les marxistes les plus orthodoxes, que pour parvenir à abattre l’oppresseur, il faut conclure des alliances avec tous ses ennemis, y compris parmi les dirigeants les moins recommandables. À ce compte-là, certains ont pu cautionner non seulement Staline mais aussi le pacte germano soviétique, et pour en venir à des périodes plus actuelles, certains trouvent désormais des excuses à Bachar el-Assad, boucher de son propre peuple, sous le prétexte qu’il serait le plus efficace ennemi d’Israël.
Waad Al-Kateab qui, avec Pour Sama, témoignait du martyre d’Alep, sa ville, une des plus merveilleuses de l’histoire millénaire du Moyen Orient, sacrifiée sous les bombes de Bachar. Un film qui déjà était un remède définitif au campisme. Little Palestine, qui raconte le siège terrible de Yarmouk, immense camp palestinien des faubourgs de Damas, devenu dans la paranoia de Bachar source de danger, en remet une terrible couche sur la cruauté absolue du régime alaouite. Il y a quelques années, le formidable Les Chebabs de Yarmouk, du regretté Alex Salvatori-Sinz, avait renseigné le drame. On y trouvait notamment, parmi les protagonistes, Hassan, arrêté puis torturé à mort. Hassan était un des amis de Abdallah Al-Khatib, à qui il confia sa caméra quand il tenta de quitter le camp en état de siège. Abdallah était coordinateur pour l’ONU, il devint entre 2013 et 2015, durant les deux ans de siège, résistant et cinéaste témoin de la mort de son peuple.
Ce que filme Abdallah est à la fois terrible et lumineux. Contrairement à Alep filmé dans Pour Sama, ce n’est pas tant les bombes qui, dans un premier temps, tuèrent les réfugiés de Yarmouk mais bien le blocus total qui priva les quelques 100 000 Palestiniens du camp d’eau, de nourriture, d’électricité et de médicaments, rendant la situation encore plus cruelle. Abdallah Al-Khatib témoigne jour après jour de la lente dégradation des conditions de vie de ses compatriotes, contraints à ne penser à rien d’autre qu’à la quête souvent infructueuse de quelque pitance ou d’un jerrycan d’eau. Jusqu’à être réduits à aller ramasser des herbes on l’espère comestibles en s’avançant jusqu’à la ligne de front, au péril de leur vie. C’est ainsi qu’on assiste à cette scène surnaturelle où le réalisateur converse comme si de rien n’était avec une petite glaneuse alors que les bombes éventrent en arrière plan des immeubles, sans que la gamine en soit plus que ça traumatisée.
Cette lente progression à travers le camp de la faim et du manque de tout est filmée avec une dignité saisissante mais le plus stupéfiant, c’est la capacité de résistance, de recul et même d’humour au second degré que manifestent ces compagnons d’infortune, et notamment ces enfants à qui le réalisateur demande leur projet d’avenir dans une scène tragi-comique. Ou quand il filme sa propre mère qui quitte son rôle domestique pour retrouver un rôle de résistante en venant au secours des plus démunis. Aux limites de la survie, les réfugiés parviennent à préserver leur sens de la solidarité envers ceux qui sont plus faibles qu’eux.
En 2018, le camp, contrôlé depuis trois ans par l’Etat islamique, fut bombardé et presque totalement rasé, jamais ses occupants n’ont pu le réintégrer, et ils furent contraints à l’exil, comme Abdallah Al-Khatib qui témoigne désormais depuis l’Allemagne, sa terre d’accueil, de ce drame qui s’est déroulé dans l’indifférence internationale au nom de la raison d’Etat.