SEMAINE DE LA CRITIQUE 2017
Complices invisibles
En 2008, alors qu’elle réalisait son documentaire, El Mocito, sur les lourds secrets de la dictature, Marcela Said fait la connaissance de Juan Morales. Cet ex-colonel de l’armée chilienne qui enseignait l’équitation à Santiago, fut le chef d’un centre de répression où des centaines de personnes avaient disparu. Comprenant qu’il refuserait sans doute de participer à son film, la cinéaste décide néanmoins de l’approcher. "Comme je prenais déjà des cours de dressage, je lui ai demandé s’il accepterait d’être mon professeur, pensant qu’il s’agissait de la seule façon de nouer une relation avec lui. J’ai commencé à prendre des cours, provoquant la stupeur, voire la réprobation, de mon entourage qui ne comprenait pas pourquoi j’insistais autant." En fin de compte, Juan Morales acceptera de témoigner devant la caméra de Marcela Said. C’est de cette rencontre atypique qu’est née l’idée de Los perros. "Je savais depuis le début que j’abordais un sujet brûlant. J’ai donc eu besoin de temps pour aboutir à une écriture fine et nuancée." Un travail d’écriture qui bénéficiera notamment d’un passage par la résidence de la Cinéfondation. Le film sera tourné en septembre 2016. "Comme nous étions limités en nombre de jours de tournage, j’ai décidé, avec mon chef opérateur George Lechaptois, de tourner à l’épaule, presque sans lumière. George a été d’un grand soutien, en donnant toute la souplesse nécessaire à la mise en scène. J’ai eu aussi la chance d’avoir des acteurs incroyables : il y a eu peu de répétitions et les premières prises furent souvent les bonnes. Mon expérience du documentaire a été précieuse, surtout pour toute la période de recherche lors de l’écriture."
Instantanément on sait que Mariana ne fait pas partie de la race des serfs. Son regard gris qui joue à être glaçant, son sourire qu’elle fige à loisir, sa prestance, sa démarche, sa posture assurées, tout en elle semble induire, avec un naturel désarmant, qu’elle est née pour commander. Commander dans l’espace qui lui est concédé par les hommes, bien sûr. On a tôt fait de comprendre aussi que sa liberté est sensée se limiter à faire ce que son père, son mari, les autres patrons du coin attendent d’elle. La haute société bourgeoise dont elle est issue ne tolère pas un cheveu qui dépasse et les prises de paroles de ces dames se bornent à entretenir un peu de fantaisie dans les conversations ou à donner des ordres aux domestiques du domaine. Mariana vit mal cette dichotomie un peu schizophrénique. Elle ne sait qu’être entière. Dressée pour diriger, elle s’entête à le faire en toutes circonstances et déborde du cadre imposé par son paternel quand il lui confie la main. Sans doute pour ce dernier eût-il était plus simple qu’elle soit née homme, il aurait pu dès lors lui lâcher la bride, se reposer sur elle, mais lui aussi est victime des codes de sa classe sociale, de son époque, de son pays. Bien des années après le régime militaire de Pinochet, le Chili reste encore corseté par un virilisme aveuglément puissant.
Dans ce no woman’s land où on ne la traite jamais complètement comme une adulte malgré sa quarantaine, Mariana navigue à vue, essaie de gratter là où ça fait mal puisque sa condition lui en laisse le temps. Indomptable mais bien consciente que cela en agacera quelques-uns, elle décide d’aller prendre des leçons d’équitation chez celui que l’on nomme le colonel (Juan). Ce bel homme de vingt ans son aîné, entouré de mystère, l’intrigue, la fascine. Entre eux se noue progressivement une relation délicieusement ambiguë, exacerbée par la sensualité des chevaux, leur force vitale, l’odeur du foin, le claquement de la cravache. Mais il ne saurait-être question de batifoler légèrement alors que les rumeurs sur le passé trouble de Juan le rattrapent, que la pression extérieure se fait plus intense et qu’un flic vient rôder, enquêtant sur sa responsabilité durant les sombres années de dictature. Mariana aura beau insister, Juan refusera toujours de lui en parler comme si cela pouvait réveiller d’indésirables fantômes. Mais la curiosité imprudente de notre héritière réveillera plus que cela. La classe dominante dont elle est issue et qui sans vergogne exploite les terres et les hommes, protégeant jalousement ses privilèges, n’a pas non plus intérêt à ce que les cadavres remontent à la surface.
C’est un film palpitant de bout en bout, brillamment porté par les acteurs et principalement Antonia Zegers qui interprète Mariana. C’est aussi une œuvre transgressive, profondément désobéissante qui vient interroger le pays de la réalisatrice sur les dessous dérangeants de son histoire de façon intelligente et salutaire.