Le pays de Dante, Michel Ange, Raphaël, Garibaldi, Pasolini… celui dont les civilisations successives, dont les œuvres artistiques ont rayonné sur toute l'Europe et bien au-delà… est désormais gangréné par la bande de pathétiques bouffons d'extrême-droite du gouvernement Salvini ! Comment en est on arrivé là ? Une partie de la réponse est peut-être dans le film fleuve et choc, foisonnant, ébahissant de Paolo Sorrentino, qui revient sur un personnage clé de la vie politique italienne des dernières décennies : l'ineffable Silvio Berlusconi, celui qui fut un modèle pour Trump, autre magnat de la presse arrivé au pouvoir. Car c'est bien cet entrepreneur en bâtiment, ce magnat des médias passé en politique dans les années 90 qui a considérablement transformé le rapport au pouvoir des Italiens, imposant sa richesse décomplexée et son goût immodéré pour le luxe et les femmes, banalisant le culte de l'argent facile, la corruption et la prostitution déguisée.
Paolo Sorrentino s'était déjà attaqué dans Il Divo, en 2008, à un autre monstre de l'histoire politique italienne, Giulio Andreotti, le dirigeant indéboulonnable de la Démocratie chrétienne, si puissant qu'on l'appela « Divo Giulio », en référence à Jules César.
Sorrentino n'affronte pas tout de suite Berlusconi, qui n’apparaît dans le récit qu'au bout d'une bonne demi-heure. Le film s'ouvre par une séquence absurde où, dans une propriété immense à la pelouse digne d'un green de golf, un mouton est attiré par un salon tout aussi pharaonique où trône une télé XXL qui diffuse non stop un de ces jeux télévisés stupides qui firent la fortune de Berlusconi… avant de tomber raide mort. Tout est déjà posé : le factice, le vulgaire, le non-sens qui caractériseront le personnage. Puis on suit dans un premier temps un jeune entrepreneur ambitieux des Pouilles, prêt à tout pour remonter la chaine des relations et du pouvoir qui le mènera à LUI, celui que l'on ne nomme pas, mais qui fait trembler les ambitieux et frémir de désir les ambitieuses bien qu'IL soit entré dans sa septième décennie. Pour se faire remarquer de LUI, tout est bon : fournir à un politique une jolie fille pour une relation rapide sur un bateau de pêche, ou infiltrer une fête romaine impériale sur les lieux mêmes qu'arpentèrent autrefois les prétoriens, pour y dénicher la préférée du Cavaliere, un mannequin d'origine albanaise qui l'introduira.
Ensuite Sorrentino et son comédien fétiche Toni Servilio (celui-là même qui incarnait Andreotti dans Il Divo) brossent le portrait de Silvio au moment où, désormais dans l'opposition, il tente de récupérer le pouvoir en achetant le vote de sénateurs pour briguer un troisième mandat à la fin des années 2000. C'est l'époque des tristement célèbres soirées bunga-bunga, où de très jeunes femmes – chacune d'elles recevant du Cavaliere un petit pendentif en forme de papillon – se retrouvent par dizaines dans sa propriété pour des fêtes où drogue, champagne et sexe font bon ménage.
Dans ce décor factice, cette propriété où trône un volcan bidon, où un faux temple cambodgien a été commandé par Silvio pour satisfaire son épouse bafouée férue d'Asie, dans le théâtre en toc de ces fêtes démentes – sublimées par la mise en scène exubérante de Sorrentino – tout est vulgaire et pathétique, y compris le masque perpétuellement souriant, tiré par la chirurgie esthétique, de Berlusconi, piteux pantin de commedia dell'arte. Et puis parfois la vérité éclate, comme dans cette scène saisissante où une nymphette à peine adulte, coincée dans la chambre de Berlusconi qui joue la coolitude pour séduire la belle, le renvoie calmement à ce qu'il est : un vieillard qui va vers la mort, que seul l'argent et le pouvoir rendent désirable aux yeux des ambitieux. Mais le mal est fait : Berlusconi a décrédibilisé en deux décennies la politique au sens noble et ouvert aux populistes la voie royale.