Imposture, mensonges, calcul, égoïsme... En décidant d’adapter le roman éponyme de James Hadley Chase et en mettant ses pas dans ceux de Joseph Losey qui s’était lancé dans la même entreprise en 1962, le chevronné cinéaste français Benoît Jacquot savait parfaitement qu’il s’embarquait dans un univers de fatalité où l’empathie pour des personnages peu amènes ne tient qu’à un fil. Et de fait, Eva [+], dévoilé en compétition au 68e Festival de Berlin, ne cherche pas particulièrement à séduire le spectateur (hormis à travers son enveloppe visuelle crépusculaire remarquable), mais plutôt à instiller une atmosphère de malaise, de piège, de poisse, de cauchemar, d’impulsions inconscientes, de vacillement des certitudes. Des intentions que le film remplit parfaitement et même trop, l’étrangeté de l’ensemble finissant pas se retourner contre l’œuvre, tout comme l’ombre du créateur volé par Bertrand (le protagoniste du film) pèse de tout son poids sur l’existence du jeune homme, menaçant de l’engloutir.
Car c’est d’un bien mal acquis sur le dos d’un mort dont il est d’abord question avec une pièce de théâtre dérobée par Bertrand (Gaspard Ulliel) lors d’une très belle séquence d’ouverture où le gigolo-aide-soignant laisse un vieil écrivain has been trépasser sous ses yeux d’une crise cardiaque dans sa baignoire. Une ellipse plus tard et le voici devenu auteur parisien à succès, filant le parfait amour avec une jolie compagne (Julia Roy) dont la blondeur éclate d’innocence. Mais l’ancien voyou est confronté à un très sérieux problème dont dépend son statut usurpé, son aisance financière et sentimentale, son avenir : il doit maintenant produire un nouveau texte littéraire et il en est évidemment totalement incapable. Une impasse qui le pousse à s’esquiver, sous prétexte d’y trouver l’inspiration, dans un chalet savoyard où une tempête de neige a contraint deux inconnus à se réfugier par effraction. Parmi eux, une femme, dans une baignoire (cf. le début du film), Eva (Isabelle Huppert), qui assomme un Bertrand beaucoup trop entreprenant ("ça t’ennuie de changer de client ?"). Un premier contact électrique qui sera suivi quelque temps après par une seconde rencontre de hasard (autour de la roulette, au casino d’Annecy, une ville où la pièce de Bertrand est jouée). Une relation se noue, tarifiée car Eva est une prostituée (seule ?) assez haut de gamme, et qui devient de plus en plus vitale pour Bertrand car il en fait spontanément et facilement le sujet de son nouvel écrit tout en nourrissant une attirance confuse pour cette femme ultra réaliste semblant avoir en apparence beaucoup de points communs avec lui…
Naviguant avec une froide élégance dans le replis sinueux d’une l’intrigue (un scénario cosigné avec Gilles Taurand) enveloppée dans une très belle photographie de Julien Hirsch, Benoît Jacquot se perd néanmoins dans le gouffre s’ouvrant peu à peu entre les codes classiques du film noir et les sables mouvants des miroirs psychanalytiques. Sans démériter, les deux comédiens principaux ne semblent pas très à leur aise dans la peau fluctuante et opaque de leurs personnages, et les quelques coups de théâtre précipitant sèchement la conclusion du film ne font qu’accentuer la relative perplexité suscitée par l’étrangeté de l’œuvre. Une zone de trouble qui n’enlève rien à la grande qualité formelle de Eva et qui était à l’évidence recherchée par un réalisateur qui finit par être pris à son propre piège dans l’exploration des mystères de l’identité.