QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2019
Quand tout bascule
L’idée de Perdrix est venue à Erwan Le Duc par ricochets. “L’image originelle, que je ne saurais expliquer, c’est celle d’un homme gisant au sol dans son propre sang et entièrement déguisé en Staline. Puis un morceau de tartelette aux myrtilles lui tombe dessus et on découvre en contrechamp deux flics qui l’observent, dont l’une mange le dit dessert. De cette image de départ, il ne reste aujourd’hui dans le film que la tarte aux myrtilles.” Il écrit la première version du scénario de manière quasi automatique en deux semaines. “Et j’ai réfléchi ensuite, pendant longtemps, pour remettre tout cela en ordre, trouver le cœur battant du scénario, de ses personnages, leur équilibre dans le déséquilibre. Il y a eu beaucoup d’étapes d’écriture, dont les dernières sous la direction très attentive de mes producteurs, Stéphanie Bermann et Alexis Dulguerian.” Il va longtemps chercher le bon comédien pour incarner son personnage principal. “Je pensais à Swann Arlaud depuis un moment. J’ai fini par le rencontrer, et tout est allé assez vite, on s’est reconnus. Le rôle et le scénario lui ont plu, et il a réussi à donner vie au personnage dans toute son humanité et sa complexité, naviguant assez habilement entre les genres. À l’inverse, Maud Wyler, qui joue Juliette Webb, était présente sur le projet très tôt dans l’écriture.” Ils seront rejoints par Nicolas Maury et Fanny Ardant. Le tournage a eu lieu dans les Vosges. “J’ai toujours écrit le scénario avec les montagnes, les forêts de sapin et les lacs en tête. Et par bonheur, la région Grand Est et le département des Vosges ont été parmi les premiers à soutenir le film.”
Le nouveau délégué détonnant de la Quinzaine des Réalisateurs cannoise, Paolo Moretti, était particulièrement inspiré cette année par la comédie française décalée et rurale. En ouverture, que vous découvrirez également sur cette gazette, Le Daimde Quentin Dupieux, avec Jean Dujardin qui incarne un amateur obsessionnel de vestes à frange sévissant dans les confins pyrénéens de la Vallée d'Aspe. Un film totalement déjanté où l'ex OSS 117 s'en donne à cœur joie. Perdrix, montré dans le cadre de la même Quinzaine, nous téléporte dans d'autres confins montagneux, cette fois-ci du Grand-Est, dans un village paisible des Vosges où Pierre Perdrix (Swann Arlaud, notre Petit paysan adoré), capitaine de gendarmerie de son état, traîne sa timidité maladive et son côté taciturne virant à la dépression. Un garçon bien ou mal entouré, on ne sait trop dire, vivant aux côtés de sa veuve inconsolable de mère (Fanny Ardant, désopilante), qui anime depuis son garage, telle une Macha Béranger des forêts, une émission radiophonique nocturne de conseils sentimentaux tout en recevant ses amants de passage, et de son frère Julien, géodrilologue (autrement dit spécialiste des vers de terre), qui peine à cacher sa misanthropie et qui ne parvient pas à capter l'amour de sa fille pré-adolescente (en même temps, quand on a un père géodrilogue...) qui se réfugie dans la passion du ping-pong.
La vie de Pierre Perdrix serait presque normale (encore que), n'était la présence dans les environs d'une secte de nudistes décroissants, s'attaquant à tous les symboles de la société consommation. Ils mettent ainsi la main sur la voiture de Juliette Webb, une voyageuse aussi survoltée que Pierre est (trop) calme, laquelle, en réclamant à cor et à cri que la maréchaussée retrouve son carrosse, va percuter la tranquillité et le cœur du gendarme. Alors que Perdrix ne parvient pas à formuler ses sentiments, Juliette, totalement dénuée de pudeur, clame les grands dieux qu'elle ne veut aucun attachement sentimental. On sent qu'entre ces deux-là ça ne va pas être facile...
Les rabat-joie diront sans doute que le schéma des êtres que tout oppose et qui vont (peut-être) finir par s'aimer est un ressort utilisé moult fois au cinéma. Certes... Certes. Mais les deux acteurs, tout aussi bons l'une que l'autre (on insistera sur Maud Wyler, moins connue, souvent formidable dans les seconds rôles, comme dans Alice et le maire également en avant première ce mois de juillet), emportent immédiatement l'adhésion. Et Erwan Le Duc excelle dans la déclinaison de l'amour sous toutes ces formes : l'amour inextinguible de la mère de Pierre pour son mari disparu, fantôme omniprésent et fantasmé, celui souvent impossible du frère Julien pour sa fille, et bien sûr celui naissant cahin-caha entre Pierre et Louise. Et tout cela sur le mode de la comédie trépidante, enchaînant sans artifices les situations ubuesques et cocasses, où des personnages hétéroclites et hauts en couleur se croisent dans ces paysages étonnants des Vosges. Paysages souvent utilisés au cinéma pour leur côté mystérieux, voire inquiétant, et qui sont ici montrés comme un paradis luxuriant où tout est possible. On en a la preuve quand les nudistes croisent des passionnés de reconstitutions historiques de la Seconde Guerre Mondiale : ceux qui se dénudent pour pouvoir accéder selon eux à la plus parfaite vérité, et ceux qui, au contraire, vivent dans l'artifice pour se construire une autre vie...
Un petit bijou hilarant comme ce Perdrix, au cœur de l'été, on ne saurait s'en priver !