« Fassbinder a été très important dans mon apprentissage. Je l’ai vu comme un grand frère de cinéma étant étudiant. Ses films m’ont beaucoup touché, ému et intéressé d’un point de vue esthétique et politique. Le texte de Fassbinder a quelque chose d’universel sur l’emprise, la manipulation. Un réalisateur est dans une situation de pouvoir, cela m’intéressait d’interroger le public sur ces questions. Dans le film, l’emprise se retourne . Les choses ne sont pas binaires dans ces relations de travail et d’amour. » François Ozon
François Ozon ne s’est jamais caché de son admiration pour le grand Rainer Werner Fassbinder. Il avait déjà adapté, au début de sa carrière, un texte théâtral de Fassbinder resté inédit : Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. Il propose aujourd’hui sa vision du petit théâtre des cruautés, de l’amour et du pouvoir que constitue Les Larmes amères de Petra Von Kant, chef d’œuvre du cinéaste / dramaturge allemand.
Dans l’œuvre originale, Petra est une grande créatrice de mode quelque peu autocentrée qui vit souvent cloîtrée avec Marlène, son assistante mutique et soumise. Mais soudainement, telle une tornade, une jeune apprentie mannequin, Karin, va surgir dans sa vie et aspirer Petra dans les tourments de l’amour et de la jalousie.
François Ozon a fait le pari audacieux de changer le sexe des protagonistes principaux. Petra est devenu Peter, cinéaste/ogre excessif, aussi autoritaire que génial, vitupérant et enchaînant les gin-tonics dès le lever tout en travaillant à ses prochaines créations. Choix finalement logique tant Fassbinder avait dit à de multiples reprises, que Petra, c’était lui. Et de fait on le reconnaît immédiatement dans la stature imposante et le charisme animal de l’acteur Denis Ménochet. Marlène est devenu Karl, sorte de majordome filiforme qui promène sa silhouette discrète dans tous les plans, omniprésent par son regard tour à tour craintif, accablé, amoureux et enragé pour son maître, dont il semble accepter toutes les humiliations. Jusqu’à quand ? Karin est devenu Amir, un garçon ouvertement intéressé à la beauté irrésistible qui rappelle immanquablement les figures pasoliniennes, une sorte d’alter ego d’un Ninetto Davoli, amant et acteur fétiche de Pasolini. Et puis il y a l’entremetteuse, l’actrice fantasque Sidonie, meilleure amie de circonstance de Peter, incarnée par une Isabelle Adjani qui donne au personnage sa beauté de papier glacé rongée par une folie domestiquée à grand peine.
La force du film – pour votre serviteur le meilleur d’Ozon – tient d’abord au mariage parfaitement réussi entre le registre de la farce volontiers provocatrice – tous les personnages, en premier lieu Peter et Sidonie, sont excessifs en diable – et l’expression d’une sincère émotion des sentiments, décrivant parfaitement la profonde souffrance amoureuse qui déchire cet ogre cruel qu’est Peter. Ozon orchestre brillamment un très bel hommage, à la fois fidèle et original, au maître Fassbinder, sachant tirer la quintessence de l’œuvre, subversive autant que romantique, ne succombant jamais à la tentation du clin d’œil pour initiés, la seule citation directe du film initial étant l’apparition finale – et très émouvante – d’Hanna Schygulla, qui incarnait Karin il y a près de cinquante ans ! Ozon joue en virtuose du huis-clos (on sait depuis Huit femmes qu’il y excelle), et crée un écrin idéal pour ses acteurs – Denis Ménochet en tête, exceptionnel – qu’il suit et cadre au millimètre.