Semaine de la critique 2021 - Ouverture
Double portrait
Robuste, qui fait l’ouverture de cette 60e Semaine de la critique, “est l’histoire d’une rencontre. Entre un acteur de cinéma vieillissant et une jeune femme, agent de sécurité, qui doit partager son quotidien pendant un mois”, résume Constance Meyer. L’idée du film lui est venue d’une image, “un homme robuste évanoui dans les bras d’une femme. Comme une image galante inversée. Et puis très vite, l’envie de filmer Gérard Depardieu et Déborah Lukumuena”. Elle commence à écrire en ayant déjà choisi ses deux comédiens. “J’ai jusqu’à présent toujours écrit pour des acteurs en particulier, avant même de savoir s’ils seront d’accord. Ça me plonge dans une réalité. J’ai beaucoup de mal à écrire des personnages sans les rattacher à des personnes réelles. J’ai rencontré Depardieu lorsque je travaillais dans le monde du théâtre, puis j'ai écrit mon film de fin d’études pour lui et Marina Foïs. Tous deux ont accepté de jouer dans ce court métrage. Puis j’ai tourné un deuxième court avec Depardieu et un bébé de 6 mois. L’idée de Robuste n’était pas une évidence, c’est une idée qui m’est venue alors que j’étais en train d’écrire un scénario complètement différent, un polar. Alors m’est venue cette autre envie. Quand j’ai terminé ma première version, je l’ai envoyée à Gérard et à Déborah. Ils ont tous les deux aimé le scénario, et ça s’est fait comme ça.” À la question de savoir comment diriger les comédiens, la jeune cinéaste répond: “Je crois que le rapport de confiance avec les acteurs doit exister avant le tournage. Je les ai dirigés de manière très simple. J’ai une idée de mise en scène pour une séquence, j’observe les déplacements et le rythme des acteurs pendant les répétitions et je cherche avec mon chef opérateur la manière la plus juste de les envelopper. Je ne suis pas très bavarde et je crois beaucoup au rythme, je dis souvent: ‘Plus lent, plus vite, plus grave, plus doux.’” Produit par Isabelle Madeleine et Charlotte Drago pour Dharamsala, Robuste a été coproduit avec Scope Pictures, est distribué par Diaphana et vendu par Indie Sales.
Robuste aurait pu se mettre au pluriel tant ce premier film met en scène la rencontre culottée entre deux mastodontes, au sens le plus admiratif du terme : le monumental Gérard Depardieu et la jeune Déborah Lukumuena, déjà incontournable, découverte dans Divines, revue dans Les Invisibles et qu’on attend dans le très beau Entre les vagues. Elle est ici impressionnante de présence et de charisme, et on sait qu’il faut une sacrée trempe pour exister face à un acteur phénoménal, au talent aussi gigantesque que le nez de Cyrano, qu’il a joué avec le brio qu’on sait. Ensemble ils forment un duo aussi percutant que subtil. La gageure était pourtant périlleuse, mais la primo-réalisatrice, en jouant amoureusement sur les parts mystérieuses d’un monstre sacré, est allée débusquer, de façon respectueuse et pudique, quelque chose de profondément intime jusqu’au fin fond de son antre. C’est un jeu de l’esprit des plus passionnants et troublants : Depardieu interprète une star du cinéma, Georges, qui comme lui peut tout se permettre, comme lui n’a en apparence plus rien à perdre, comme lui bouffe la vie à pleines dents. Qui est comme lui très entouré, mais trouve pourtant la vie si vide ! On joue dès lors pendant tout le film à essayer de démêler le faux du vrai, à tisser à partir de cette trame de tous les possibles une myriade de combinaisons kaléidoscopiques.
Visiblement Depardieu jubile de cette partie de cache-cache avec le regard de l’autre et sa propre image publique. Il manipule les clichés, se pastiche sans avoir l’air d’y toucher, brouille admirablement les pistes. Il donne à voir et il reprend, se donne et nous file entre les pattes, plus agile qu’un gymnaste russe. Un tour de force bluffant qui contribue à renforcer la mystérieuse mythologie qui entoure l’homme tout en la déconstruisant.
Tout débute dans l’ombre d’une nuit sans lune… En gros plan un casque tel une carapace, dans sa visière un regard, celui de Georges / Gérard, son souffle las et rauque, éreinté, qui semble quémander un peu de répit. On va bientôt découvrir que cet être assoiffé de présence vampirise insatiablement son entourage tout en fuyant son effrayante humanité qui pourrait le déstabiliser. Oh oui ! Il est capricieux, Georges, ou il apparaît comme tel. Fatigué d’être sur un piédestal, ne pouvant s’en passer ; fatigué des exigences de l’Art, ne pouvant s’en défaire. Enchaînant les projets, puis prêt à tout briser pour s’en échapper. Qu’importe le coût de la rupture du contrat. Alors pourquoi continuer de travailler ? Ce n’est pas une question de blé. Il pourrait si facilement se retirer sur une île de rêve… Tous subissent ses humeurs primesautières sans bien comprendre, sauf peut-être Lalou, son garde-du-corps-homme-à-tout-faire, un discret à la présence inestimable. Quand ce dernier lui annonce devoir se faire remplacer presque un mois, Georges, cuirassé dans une apparente indifférence, ne prête évidemment nulle attention à son remplaçant. Voit-il seulement qu’il s’agit d’UNE remplaçante, une demoiselle répondant au prénom d’Aïssa ? Nous, nous le verrons, et comment ! Constance Meyer sait décidément magnifier ses acteurs et ses personnages, évacuer les clichés, dépoussiérer les idées reçues. Elle offre à Déborah Lukumuena son premier vrai rôle de femme sensuelle, charnelle, tout en la montrant forte et fragile sous sa corpulence de lutteuse. On ne donne pas cher au départ de la taiseuse Aïssa, habituée à se fondre dans le décor comme tous ceux de son rang, écrasée par la notoriété de celui sur qui elle doit veiller. Mais bientôt ces deux-là se flaireront tels deux animaux sauvages, prêts à défendre leur territoire, habitués à faire le vide autour d’eux, sans doute par peur panique de la solitude… La relation qui s’installe entre Georges et Aïssa est surprenante, et passionnante. Et le film tout pareil, en plus d’être souvent drôle et finalement très émouvant.