Les bas-fonds de Manille
Réalisé en 1976 par le cinéaste surdoué Lino Brocka (Manille, Les Insoumis), Insiang est le premier long-métrage philippin à être sélectionné au Festival de Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs, en 1978. Véritable plongée dans les bas-fonds de Manille, ce film dépeint un incroyable portrait de femme aux prises avec son milieu. Il y a du Kurosawa dans cette peinture des quartiers malfamés (Les Bas-Fonds, Dodes’ka-den), du Shakespeare dans cette sombre et tragique histoire de famille, et du Luis Buñuel (Los Olvidados) dans cette façon d’empoigner le réalisme social sans négliger la portée poétique – la scène d’ouverture de l’abattage des cochons illustre parfaitement ces deux tendances : filmée de façon ultra-réaliste, elle peut se lire comme une puissante métaphore du bidonville, ce bourreau qui détruit ses habitants. Car Insiang est avant tout un film sur les rapports de domination : le jeu de pouvoir est perpétuel et reste inachevé, aucun protagoniste ne sortant gagnant de cette lutte plus ou moins déguisée. Le tournage, effectué en seulement onze jours, dénote ce sentiment d’urgence à travers sa mise en scène survoltée et sa galerie de personnages enflammés, menée par la flamboyante Hilda Koronel. L’omniprésence dans la bande-son des bruits de la ville, des cris des protagonistes, augmente la sensation de claustrophobie du spectateur et son trouble. Ce film se verra d’ailleurs censuré à sa sortie aux Philippines à cause de sa fin jugée trop « immorale » – ce pays était alors en pleine dictature.
Présenté dans sa superbe restauration 4K, Insiang est une œuvre d’une puissance rare qui participa à la consécration de son réalisateur Lino Brocka, et qui exercera par la suite une influence notable sur la nouvelle génération de cinéastes philippins, menée par les célèbres Brillante Mendoza (Kinatay) et Lav Diaz (Norte, la fin de l’histoire).