Une lande organique qui se moque bien des morsures du vent. Des étendues herbeuses brûlées par le sel des embruns. Et, par-dessus tout ça, l’accent écossais qui nous balade. Le ton est donné et il va rompre avec celui des précédents films de Bouli Lanners, tout en restant fondamentalement le sien. Comme toujours, ces grands espaces d’une foudroyante beauté qui ramènent l’humain le plus sûr de lui à un peu d’humilité. Comme toujours cette tendresse qui abreuve chaque prise de vue, chaque rencontre. Comme toujours cette même bienveillance à voir le beau sous le laid, la noblesse d’âme sous les corps trapus, le gracieux dans les gueules burinées par la vie. Mais dans cette île où nul ne peut échapper longtemps au regard des autres, ni au sien propre, le réalisateur – qu’on aime autant que l’acteur – laisse tomber les masques protecteurs, se départit de son armure d’humour sombre et baroque pour ne laisser place qu’à la fragile pudeur, à l’indicible. Le fil est ténu mais il nous tient pourtant en haleine, nous prend, nous captive, par les sentiments.
Il ne faut rien de plus qu’une silhouette qui se découpe sur l’horizon de la mer pour dire la solitude, pour dire toutes les solitudes du monde et comprendre qu’elles se répondent. Cœurs prisonniers d’un huis-clos au grand large.
Ici les fermiers semblent plus taiseux que leurs bêtes. Ici les secrets s’emportent dans le silence des caveaux. Coincés entre les falaises de vagues et les nuages d’un noir qui se décline en spectres infinis, les hommes semblent rétrécis, tout comme leurs pensées bercées par les flux et les reflux des rites et des interdictions, aussi inéluctables que ceux des vagues. « Parce que ça a toujours été ainsi, ce le sera toujours » semble être la devise qui empêche de rêver plus loin que l’Île de Lewis. Et si vivre, ce n’était pas seulement respirer ? Englués dans la tourbe et les traditions séculaires, héritiers de la maladresse et des non-dits de leurs aînés, empesés dans leurs airs sévères, ces presbytériens hors du temps survivent au rythme du balancier des habitudes. Pas de plage le dimanche, seulement la messe pour laquelle les femmes, drapées dans leur dignité, se coiffent de chapeaux aussi sombres que le cafard. Millie est de celles-là. Respectée, secrètement raillée : une femme sans homme ne peut qu’avoir un cœur de glace… Pourtant entre deux verres de bière, qu’il apprécie plus que les coutumes locales, on comprendra que Phil n’est pas insensible à son charme discret, même s’il n’est pas du style à l’avouer. D’ailleurs, terrassé par un AVC, il n’en aura pas le temps. Voilà Millie plus troublée qu’elle ne devrait l’être par cette nouvelle, se composant une façade d’indifférence démentie par la nervosité de ses silences. Dans son regard, soudain tout est dépeuplé. Résonne l’absence, puis l’espérance…
Phil reviendra à lui et sera ramené dans son antre solitaire, en ayant perdu la mémoire, s’étonnant de tout et surtout de qui il est. « Phil », « Philippe Aubain », un nom à la consonance pas plus gaélique que british. Mais que fait-il ici ? Étranger dans cette île autant qu’étranger à lui-même. Dans ce vide une main, une seule main, se tend, celle de Millie qui va semer le doute, prendre ingénument une place nouvelle dans le quotidien de ce quinquagénaire presque neuf, lavé de ses souvenirs, qui affronte les épreuves avec une philosophie joviale, une bonhommie communicative. La connaissait-il avant ? Quelle était la nature de leur relation ? Cet accident serait-il une seconde chance ?
D’une maîtrise impressionnante, L’Ombre d’un mensonge procède, comme ses personnages, par touches subtiles et discrètes. Bouli Lanners et Michelle Fairley, qui interprètent magistralement les rôles principaux, ont remporté le double prix d’interprétation au Festival de Chicago.