CANNES CLASSICS
À nos glorieux aînés
En effectuant ce Voyage à travers le cinéma français , Bertrand Tavernier rend hommage à ses illustres aînés, tout en se racontant. Comme dans les livres qu’il a consacrés au 7e art et ceux qu’il a édités sous l’égide de l’Institut Lumière dont il est président, il célèbre à la fois des maîtres tels que Jacques Becker et Jean Renoir, mais aussi des cinéastes dont il a été l’attaché de presse, comme Jean-Luc Godard, voire l’assistant, comme Jean-Pierre Melville, ou l’ami, comme Claude Sautet. Le mérite de ce film fleuve qui fourmille d’anecdotes et de trouvailles est de mêler à l’analyse filmique d’un plan-séquence du Crime de monsieur Lange (1936) ou de la direction d’acteurs dans Casque d’or(1952),des considérations plus intimes sur le trop méconnu Edmond T. Gréville, les comédiens Jean Gabin et Eddie Constantine ou le compositeur Maurice Jaubert. Et puis, cerise sur le gâteau, au générique de fin, Bertrand. Tavernier égrène les noms de ceux qu’il évoquera dans un prochain opus. Gageons qu’on aura à cœur de souscrire un abonnement à ce périple au pays des merveilles. Suivez le guide !
"Parlez français les gens n'aiment pas les sous-titres"
...Eddie Constantine (Cet homme est dangereux)
Tôt ou tard, Bertrand Tavernier devait réaliser ce film. Depuis des décennies, au cœur de ses discussions enflammées, crépitaient, comme feux follets, les séquences qu’il rassemble aujourd’hui dans ce documentaire fleuve, aux allures de malle aux trésors.
Sans doute titillé par l’exemple magistral de Martin Scorsese qui l’a précédé avec Voyage à travers le cinéma américain (1995) puis Voyage à travers le cinéma italien (1999), Bertrand Tavernier lui emboîte le pas. Ce passionné qui aime tant partager s’est embarqué dans un périple au cœur du cinéma français, des années 1930 aux années 1970. Chemin faisant, il ne se contente pas d’aligner des extraits, de nouer entre elles des archives, il les illumine par un commentaire éblouissant, ouvrant des perspectives, pointant des détails, replaçant des éléments pour éclairer l’ensemble.
Bertrand Tavernier n’a jamais été un tiède. Son montage bénéficie de cette chaleur. Son éloge brillantissime et argumenté de Jacques Becker, « cinéaste amical », renvoie à sa première émotion, enfant, devant un film (Dernier atout) projeté dans un sanatorium où il était soigné. À partir de ce souvenir, Tavernier injecte tout au long de ce voyage des éléments de sa biographie (effet d’un film sur lui, proximité avec un cinéaste ou un scénariste, correspondances avec son travail) au cœur des analyses qu’il dispense. Et ce mélange se révèle fécond, riche, passionnant, pertinent, enthousiasmant. Il parle de la « saveur » ou du « goût » des films, montre comment les personnages mènent leur vie propre par rapport à l’intrigue (l’un de ses grands soucis). Il démontre que Becker filmait « la décence ordinaire ». Il glisse à Jean Renoir, puis aux multiples facettes de Jean Gabin…
Tavernier distille ainsi des considérations inattendues, lève le rideau sur des décors insoupçonnés, des vérités, pourtant bien visibles, qui nous échappaient. Il regrette que certains cinéastes aient disparu de la mémoire collective comme Edmond T. Gréville dont il raconte dans quelles circonstances, avec ses amis du cinéclub Nickelodéon, il a sauvé les pellicules destinées à devenir des… peignes. Il dresse un monument à Eddie Constantine, fait remonter des profondeurs de l’obscurité des cinéastes comme Jean Sacha dont il décortique le style visuel. Ce Pic de la Mirandole du septième art déplore que les compositeurs de musique de films (Maurice Jaubert, Jean Wiener, Vladimir Cosma) soient si souvent oubliés, négligés. Il s’attarde sur l’harmonica dans Touchez pas au grisbi, sur la trompette de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud…
Cette promenade capricante saute d’un metteur en scène à un autre, de Carné à Godard, d’un acteur à un autre, de Julien Carette à Jean-Paul Belmondo, de Simone Signoret à Romy Schneider. Son passé d’« assistant calamiteux » cornaqué par l’irascible Jean-Pierre Melville vaut un développement contrasté et précis sur l’ermite de la rue Jenner. Attaché de presse chez le producteur Georges de Beauregard, il raconte la promotion des films de Godard, l’anarchisme rigolard de Claude Chabrol. Quand il en vient à Claude Sautet, son éloge est une déclaration d’amitié qui excède les limites de sa pudeur habituelle. Il le défend, déploie maints aspects de son cinéma, injustement réduit à une illustration du pompidolisme. Tavernier explique superbement comment ce colérique tendre cherchait à « enrober sa noirceur ».
À 75 ans, Bertrand Tavernier boucle la boucle de sa cinéphilie avec cet exercice de gratitude et de reconnaissance, bilan de toute une vie dans les images, aux accents d’autoportrait. Ceux qui aiment admirer possèdent la vertu de partager leurs enthousiasmes. Bertrand Tavernier, de ce point de vue, est d’une folle générosité. Holà Tavernier, remettez-nous ça !