Que sait Luc de la réalité des prisons quand il accepte de venir animer quelques heures d’atelier de chant choral dans un centre de détention pour femmes ? Tout au plus en a-t-il une vision caricaturale et faussée. C’est en substance ce que lui glisse maladroitement la surveillante qui tente de le préparer à une autre réalité, à celle de filles plus tout à fait jeunes, mises à l’ombre de la république. Et de fait, face à la poignée de détenues qui se sont inscrites, Luc constate qu’elles n’ont pour seule envie furieuse que de le tester. Fanfaronnes ou taiseuses, elles tournent autour de lui, flairant la faille, la moindre blessure comme le feraient des requins affamés. Pourquoi sont-elles là ? Pour tuer le temps, c’est sûr. Les raisons éventuellement plus profondes, elles les gardent pour elles. Mais lui, pourquoi est-il là ? Ce ne peut être pour le pognon que ça ne lui rapportera pas ! Provocantes ou désabusées, les paroles fusent, sans concession, prêtes à blesser, savourant leurs effets, cherchant les intentions inavouées sous les apparences trop lisses. Que pourrait être ce mignon aux manière policées, dégoulinant de bienveillance, sinon un bourgeois de plus en mal d’action, venu se refaire à bon compte une virginité, redorer son image, se prouver à lui-même combien il est une bonne personne généreuse ? Un de plus qui repartira une fois parvenu à ses fins en ayant quelques anecdotes à raconter pour égayer les soirées entre gens bien pensants de sa condition. Quoi qu’il puisse arriver, elles ne sont pas dupes du fait que ni leurs parcours, ni leur classes sociales puissent un jour les rapprocher. Lui ne sera jamais ici que de passage, alors que leurs longues peines, elles ne sont pas près d’en voir le bout. Luc, avec ses airs délicats d’ange blond mal rasé, ses paroles hésitantes, semble planer, intimidé, au-dessus de la vérité, de leurs vérités. Hors de question de faire confiance à ses propos de façade ! Un malaise s’installe, brut de décoffrage, qui ferait fuir à grandes enjambées quelqu’un de normalement constitué. Mais Luc l’est-il vraiment ? Contre toute attente il reviendra une deuxième fois, prêt à se faire mettre minable ou à s’accrocher. Ce n’est pas grand chose et pourtant c’est suffisant pour qu’un frêle embryon de confiance puisse germer.
Et c’est sans doute là que l’histoire va vraiment pouvoir débuter et se complexifier. Si la vraie vie semble au dehors, ce huis-clos carcéral va progressivement devenir étrangement libérateur et pas forcément de la manière qu’on attendait. Ces femmes aux personnalités clivantes, pas toujours sympathiques, ne lâcheront pas les basques de leur pseudo meneur. Pourquoi celui qui veut les faire chanter ne chante-t-il jamais ? N’est-il pas artiste lyrique ? Comment avouer l’indicible ? C’est un improbable répertoire éclectique qui va se constituer collégialement, dans l’indiscipline de répétitions sans partition. Qu’importe les voix dissonantes, qui ne s’accordent pas, les notes qui trébuchent, les accents à la traîne. Avant de les rendre polyglottes, le chant rend les mots à ces filles de l’ombre et leur apporte plus encore : l’écoute. Autant la leur que la nôtre. Notre centre d’intérêt bascule imperceptiblement, bousculant les clichés d’une impossible réparation. Loin d’être un « feel good movie » béat, À l’ombre des filles est avant tout une saisissante aventure humaine qui s’étoffe, gagne en profondeur au fil de son déroulement. Elle est portée par un groupe d’actrices, professionnelles ou non, d’une grande sincérité. Alex Lutz, dans le rôle de Luc, personnage plus ambivalent et insaisissable qu’il n’y paraît, déploie une panoplie de jeu tout en vibrato et en finesse. Dans le fond, ce sont celles qu’il voudrait amener à prendre conscience de leur voix qui vont progressivement lui rendre la sienne, le pousser à accepter le pardon, à ne plus fermer son cœur à clef.