« La vérité, qui n’est pas pleinement reconnue, même par ceux qui sont soucieux d’agir positivement en faveur de la femme, est que celle-ci, à l’instar de la classe ouvrière, est soumise à l’oppression, que sa condition, comme celle des ouvriers, se détériore inexorablement. Les femmes sont soumises à une tyrannie masculine organisée comme les ouvriers sont soumis à la tyrannie organisée des oisifs. […] Les couches opprimées, les femmes et ceux qui sont directement producteurs, doivent comprendre que leur émancipation sera le fait de leur action. Les femmes trouveront des alliés chez les hommes les plus conscients comme les travailleurs trouvent des alliés chez les philosophes, les artistes et les poètes ; mais les unes n’ont rien à attendre des hommes en général et les autres n’ont rien à attendre des couches moyennes en général. »
Fermez le ban ! La nécessité, l’urgence de raconter la vie et l’œuvre de mademoiselle Marx tient sans doute dans ces quelques lignes, qui trouvent de fortes résonnances avec l’expression moderne d’un militantisme féministe dont elle serait, avec d’autres, une puissante inspiratrice, sinon une précurseure.
Le prénom d’Eleanor « Tussy » Marx, fille cadette de Jenny et Karl, est évidemment moins connu que son – écrasant – patronyme. Petite dernière un rien chouchoutée de la fratrie – de la « sororie » pourrait-on dire, seules les héritières (légitimes) Marx ayant survécu à leurs augustes géniteurs –, Eleonor plus encore que ses sœurs s’est employée à faire vivre l’héritage intellectuel du paternel aux quatre coins du monde, en agrégeant aux théories développées par lui et l’ami Engels ses propres préoccupations sociales. Entre deux voyages, trois conférences, elle rédige notamment, à quatre mains avec son compagnon, le dramaturge Edward Aveling (ou plutôt à deux mains et demie), La Question des femmes – d’un point de vue socialiste, un pamphlet qui vaut profession de foi où sont exposées ses positions sur la question du mariage (et de l’amour libre), de la vie quotidienne et du divorce, ou encore de l’éducation sexuelle. En substance, elle y développe l’idée que, sous la domination de son mari, la femme est prolétaire dans son propre foyer, de la même manière que la classe ouvrière est opprimée par ses employeurs. Oppression, prolétariat, socialisme… qu’il est bon de temps à autres de revenir au sens originel, à la source des idées, fortes, généreuses, qui ont irrigué l’histoire politique au tournant du xixe siècle – et qui ne sont plus utilisées, dans leur acception contemporaine, que vidées de leur substance, pour effrayer le petit peuple possiblement réfractaire aux bienfaits du capitalisme (ripoliné en « libéralisme »).
Le film de Susanna Nicchiarelli vient à propos remettre les pendules idéologiques à leur place et les théoriciennes, théoriciens du socialisme à celles qui leur reviennent. Sans omettre de pointer la difficulté pour Eleanor d’affronter ses contradictions intimes. Fervente défenseuse de l’émancipation et de l’égalité des femmes, elle vit confusément sa propre situation amoureuse : vivant maritalement avec un homme marié, dépensier, peu fiable, sa raison et son positivisme se heurtent de plein fouet à la réalité de sa passion. La réalisatrice italienne, à qui l’on doit le déjà surprenant et passionnant Nico 1988, biopic de l’icône warholienne du Velvet Underground, ne se départit pas du classicisme impeccable qui met parfaitement en lumière « sa » Tussy. Que ce soit dans l’exploration de son intimité ou dans l’expression frontale, volontiers didactique, aussi percutante que pouvaient l’être ses écrits, des racines d’un engagement politique sans faille. Seuls les arrangements musicaux et le punk rock anachronique des Downtown Boys viennent perturber cette sobre mise en scène, et souligner le caractère frondeur, résolument moderne, du personnage. Dans cette reconstitution au cordeau, Romola Garai, formidable, campe sans ostentation une femme libre, affûtée, déterminée, qui tend de toutes ses forces mais parfois en vain à mettre en parfaite cohérence son idéal avec ses actes.