Un couple hors du commun n’est-il pas immanquablement un couple qui défie les normes ? Celui que forme Monika et Joseph est d’autant plus étincelant qu’il n’aurait sans doute jamais dû exister. Monika est une célibataire quarantenaire, commissaire d’exposition dans un musée d’art contemporain de Francfort. Joseph est un mystérieux homme d’affaires congolais qui fréquente les bars d’immigrés clandestins. Rien, a priori, ne les unit. Jusqu’au soir où Monika entre dans un ces des bistrots, en quête d’un paquet de cigarettes pour consumer les contrariétés d’une longue journée de travail. Et la voilà en un rien de temps prise dans une descente de police. Fuir ou se cacher : les habitués du bar y sont aguerris. Pas Monika, que Joseph entraîne se planquer dans le local poubelles attenant : endroit idéal, vous en conviendrez, pour une rencontre… D’emblée, le film revendique son ton : pas de coup de foudre ici, pas de bluette sentimentale non plus. Plutôt un mélodrame mental et retenu où deux êtres que tout éloigne vont s’éprendre lentement, mettant au défi les préjugés de la société ainsi que leurs propres méfiances respectives.
La situation inaugurale du film évoque inévitablement Tous les autres s’appellent Ali, l’un des plus illustres films de Rainer W. Fassbinder. Près de cinquante ans après, Le Prince représente en quelque sorte une poursuite de l’analyse que Fassbinder y faisait d’une société allemande intolérante à l’amour pourtant évident entre une veuve allemande blanche et un jeune marocain. Dans le film de Lisa Bierwirth, la veuve est devenue une femme moderne arpentant les cercles supposés très ouverts du milieu de l’art. Le jeune Marocain est un Congolais au business souterrain (autant dire suspect aux yeux des occidentaux) et au charme palpable. Bien que les difficultés rencontrées par les immigrés n’aient pas beaucoup évolué, la société qui nous est présentée ici n’est plus celle des années 70. Le racisme ostensible décrit par Fassbinder laisse place à des rémanences beaucoup moins visibles mais tout aussi insidieuses. Et c’est tout l’intérêt du point de vue adopté par ce premier film prometteur : aller sonder au sein du couple et dans son entourage la persistance d’un héritage qui fausse la perception de l’autre, aller traquer l’existence d’un sentiment de défiance que Monika et Joseph devront affronter pour s’aimer pleinement.
Ce sera l’occasion pour Monika de passer au crible sa position de femme blanche issue du monde libéral. D’autant que professionnellement, elle se trouve à une période charnière : elle vient d’apprendre que son supérieur et compagnon de route quitte soudainement le musée où elle travaille, la laissant dans une position délicate vis-à-vis de sa hiérarchie. Quant à Joseph, homme de prestance que ses amis appellent « le prince », il dit être propriétaire au Congo d’une mine de diamants que sa clandestinité empêche d’importer légalement. Joseph a appris à contourner les règles pour tracer son chemin, refuse viscéralement de dépendre de qui que ce soit pour ne pas, selon ses termes, se sentir « colonisé ». Entre Monika et Joseph, pas de jugement, pas de question d’argent mais du respect et de l’intégrité. Alors que leur relation gagne progressivement en assurance, Joseph doit faire face à une mauvaise passe. Lorsque Monika plonge tout entière à son secours, son entourage la met en garde. Le doute est là, il vient de loin. Le Prince est un film subtil et perspicace sur un couple avide de liberté, aux prises avec des antagonismes anciens qui le submergent.