L’étonnement n’est jamais aussi savoureux que lorsqu’il surgit de là où on l’attendait le moins. Auteur singulier de films tout aussi uniques (Le Pont des Arts, La Religieuse portugaise, La Sapienza…), Eugène Green nous séduit sans réserve depuis une vingtaine d’années par une filmographie d’une rare cohérence mais de laquelle nous ne soupçonnions pas, avouons-le, une telle capacité de rafraîchissement. Cet amateur de culture européenne, épris d’art baroque, amoureux d’une langue française qu’il a fait sienne après avoir répudié son pays d’origine (il dit être né à la « Nouvelle York en Barbarie » et refuse l’emploi de mots anglais), s’est pris de passion pour la culture et la langue basques, les plus anciennes du continent, dont il adapte ici un récit mythologique : l’histoire de deux frères ennemis, Atarrabi et Mikelats. Il fallait donc opérer un véritable transfert de l’univers greenien dans ce nouveau territoire et cette nouvelle langue. Eh bien, quelle réussite ! Tout le cinéma d’Eugène Green est là : sa puissance spirituelle, son émouvante sobriété formelle, son humour pinçant et, bien sûr, la délicieuse audace d’aller à contre-courant de son époque. Comme si Eugène Green avait trouvé dans cette fable basque ancestrale un îlot propre à la poursuite de thèmes qui lui sont chers – la filiation, le don de soi et une certaine forme de mystique – tout en libérant sa créativité.
Le conte débute par l’union de Mari, déesse basque incarnant la nature, avec un berger mortel dont elle obtient deux enfants : Atarrabi et Mikelats. Dénuée d’instinct maternel, Mari décide de confier leur éducation au Diable, qui les instruit selon ses préceptes dans sa demeure souterraine. A l’âge adulte, l’envie de connaître le monde extérieur se fait sentir chez Atarrabi. Mais le Diable entend bien obtenir une rétribution pour le travail accompli. Par tirage au sort, l’un des frères devra jurer fidélité au Diable et s’engager à œuvrer à ses côtés pour que l’autre puisse partir. Le hasard désigne Mikelats, proche du Malin depuis toujours, à qui rester semble très bien convenir. Attarabi, pour sa part animé de bonté, ne se résout pas à abandonner son frère et consent à être réduit au rang de domestique au service du Démon, cantonné à la tâche de tamiser sans fin le grain. Attarabi parvient pourtant à échapper à la surveillance de son maître, mais au moment de s’enfuir, le Diable réussit à retenir son ombre.
Voilà donc Atarrabi libre mais frappé de malédiction. Car la croyance basque veut que « celui qui n’a pas d’ombre ne peut recevoir la lumière ». Il ne pourra dès lors pas profiter d’une vie normale parmi les hommes : incapable de fonder un foyer avec la jeune femme qui l’aime, inapte à prononcer ses vœux au monastère dans lequel il a trouvé refuge. Entre l’acceptation de son sort et la tentation de récupérer son ombre, Atarrabi cherche son chemin. À moins qu’il trouve en lui une autre façon d’accomplir son destin…
Truffé de clins d’œil satiriques à l’encontre de notre société matérialiste, le cinéma d’Eugène Green déploie avec plénitude son sens de l’allégorie et sa passion du verbe, ici magnifié par l’âme et la sensualité de la langue basque. Comme Attarabi dans sa quête, c’est par le dépouillement que le film accède à une sincérité troublante. Jeu anti-naturaliste des comédiens, mise en scène tirée au cordeau : Eugène Green se joue des ornements maniérés pour ne viser que l’essentiel. S’il a toujours de quoi surprendre, son cinéma prouve une fois de plus sa capacité à nous emmener hors des sentiers battus, où la force des mythes fondateurs résonne toujours au plus profond de nous.