Le premier film derrière la caméra de Raúl Arévalo, acteur prisé de tous les cinéastes espagnols, suscite forcément sa dose d’impatience. Depuis qu’il a crevé l’écran, il y a dix ans, dans Azul de Daniel Sánchez Arévalo, où il incarnait le jeune homosexuel Israël, Raúl n’a pas cessé d’enchaîner les films admirables et de démontrer, chemin faisant, qu’il méritait d’être décrit comme un "acteur tout terrain". Indéniablement, aucun genre ne lui résiste. À présent, en attendant de le voir dans l’ambitieux film historique Oro de Agustín Díaz Yanes, on peut découvrir dans la section Orizzonti du Festival de Venise son premier travail de réalisateur, La Colère d'un homme patient, qui témoigne de l’attention que le Madrilène a portée à ce qui il a vu, vécu et enduré sur les plateaux de tournage des autres. En effet, ce n’est pas un film qui laisse indifférent. En transpirent un sens de la prise de risque, une maturité et un style personnel qui n’a rien à envier à la plupart des films dans lesquels il a joué et qui lui ont permis de s’inscrire en première division parmi les interprètes espagnols actuels.
La Colère d'un homme patient, produit par Beatriz Bodegas, qui a tout risqué sur ce cinquième film, accordant dès le scénario toute sa confiance au novice Arévalo, est un exemple de cinéma espagnol grand style, avec une intrigue et une mise en scène époustouflantes maniées avec un brio à couper le souffle et un style viscéral où l’on retrouve le caractère véhément du réalisateur débutant.
Dès la première scène, qui se passe dans une voiture, le film empoigne le spectateur et l’entraîne à la suite des personnages, littéralement collé à eux. En effet, si l'on se sent d’abord presque le frère siamois de Luis Callejo, la même chose se passe ensuite avec Antonio de la Torre. Tous deux font ici figure d’animaux en cage, physiquement et émotionnellement : ils sont emplis de rage, blessés, capables de mordre n’importe quand, le premier du fait de son tempérament explosif, le second parce qu’il a un plan, longuement fomenté. La surprise de l’intrigue surgit comme un lièvre hors de son trou de cette cage humaine digne d’un talentueux disciple de Saura à ses débuts, ou de Peckinpah : la sueur perle sur les murs crasseux des bars et gymnases de quartier, la violence éclabousse tout, troublant le regard, et la rancœur à laquelle renvoie le titre (litt. “(trop) tard pour la colère”) rend l’air irrespirable.
Raúl Arévalo alterne pondération et maîtrise narrative avec des moments d’emportement et d’excès stylistique tout en déployant une trame suffocante, venue des tripes, qui exige beaucoup d’aplomb et d’intuition. L’objectif se colle sur les visages et leur tourne autour, les dépeignant sans filtre. Le son (qu’il s’agisse du bruit du vent comme du ronflement d’un moteur) martèle les oreilles comme un douloureux souvenir et la musique sobre de Lucio Godoy ajoute à l’ensemble sans l’appuyer. Enfin, les paysages (ceux, urbains, de la banlieue de Madrid et ceux, ruraux, de la province de Ségovie) confèrent au film une laideur épique qui rappelle ce genre de western né des deux côtés de l’Atlantique. Parfois, la violence est dure à avaler, mais elle n’est jamais indigeste, car Arévalo (et son équipe) ont bien veillé à nous éviter toute vue directe sur les assassinats qui seront commis.
La Colère d'un homme patient, scénarisé (et mis en dialogues avec beaucoup de naturel) par le jeune réalisateur et son ami David Pulido, psychologue de son métier, se pose en digne candidat pour le prochain Goya de l’Académie du cinéma espagnol du meilleur réalisateur de premier film. Dans le jeu de ses comédiens, tous parfaitement justes, même les acteurs secondaires (jusqu'au moindre figurant), dans le niveau de tension qui se maintient tout au long du film, dans la mise en scène tranchante enfin, bien adaptée à la trame extrêmement dure, on voit émerger un cinéaste de grand talent qui va probablement faire autant parler de lui comme réalisateur qu’il l’a fait en tant qu’acteur.