« Je ne puis vivre selon un idéal, mais je puis vivre certainement ma propre vie. En agissant ainsi, je ne représente aucun principe mais […] quelque chose qui est tout chaud de vie et plein d’allégresse. »
Une bouffée de liberté traverse l’écran, une présence magnifique habite le film, un esprit vif argent, une vie captivante. Force et beauté. Et une liberté pure, brute, que Lou von Salomé taille comme un diamant tout au long de sa vie avec comme seuls outils une intelligence prodigieuse, au service d’une soif insatiable de connaissance, et une énergie digne de l’ensemble des volcans japonais. Une séquence marquante du film nous plonge dans le regard de l’actrice incarnant Lou au moment où, alpaguée par le nazisme montant, cloîtrée dans sa demeure, elle décide d’écrire, avec l'appui d'un jeune éditeur, ses mémoires. On voit valser dans ses yeux la vitalité, l’énergie sereine d’une vie qui a été portée avec conviction, joie et liberté.
Projet de longue date de Cordula Kablitz-Post, ce premier film entend mieux cerner cette femme que l’on connaît souvent uniquement à travers les hommes dont elle a croisé le chemin. Lou von Salomé est allemande d'origine russe, née en 1861à Saint-Petersbourg, benjamine et seule fille d’une fratrie de six enfants. Elle étudie la théologie et la philosophie, parle plusieurs langues, devient essayiste, romancière, psychanalyste… Le film restitue cet étonnant parcours entre classicisme et stylisation – les transitions de la vie de Lou se figent sur fond de cartes postales – pour traduire au mieux à l'écran cette personnalité foisonnante, complexe, influente, souvent conflictuelle.
On a rarement vu une vie jalonnée de relations aussi riches. Lou fut la partenaire intellectuelle, d'égale à égal, de Nietzsche, Rilke, Freud ! Mais aussi de l'orientaliste Friedrich Carl Andreas (de quinze ans son aîné, dont elle accepta de devenir l'épouse à la seule condition que ce mariage ne soit pas consommé…), de Rée, Wedekind, Schnitzler, Hofmannsthal…
Tous ces hommes brillants, elle les a inspirés, envoûtés, éveillés et rendus à eux-mêmes. L’œuvre qu’elle laisse fait le récit de ces relations (Journal, Mémoires, récits, nouvelles, articles de presse, « Lettre ouverte à Freud », contributions à la psychanalyse naissante, un essai sur Nietzsche). Elle avait des amis partout dans le monde, grande voyageuse, randonneuse acharnée malgré sa santé chancelante. Âme forte à la gaieté étonnante. On imagine cette défricheuse d'idées discuter philosophie dix heures par jour avec Nietzsche. Arpenter la poésie de Rilke, qui fut son amant. On la suit, lisant ses œuvres dans les salons littéraires, portée par une activité intellectuelle frénétique. Introduite dans le cercle d’intellectuels brillants, d’artistes et d’écrivains tenu par Malwida von Meysenbug, une des organisatrice du mouvement féministe.
Cette intelligence dangereuse (comme Freud la qualifia) est pourtant fort peu connue hors du milieu psychanalytique. Ce film nous donne l’occasion d’approcher la vie et les idées d’une femme extrêmement en avance sur son temps. Une femme qui rompt avec le mythe de la femme muse inspiratrice, qui conquiert une autonomie et une indépendance totales, une émancipation de la domination masculine autant sur le plan sexuel que psychologique. « Le monde ne te fera pas de cadeau. Crois-moi. Si tu veux avoir une vie, vole-la. »