Rien de plus anodin qu'une petite bille de verre ; quoi de plus dérisoire qu'une punaise en métal ? Et quoi de plus troublant qu'une bouche entrouverte qui avale l'une et l'autre, dans un geste létal ?
Hunter Conrad a tout pour être heureuse : un riche et beau mari, le bien-nommé Richie, héritier de l'empire financier paternel, une grande maison de béton et de verre nichée entre un lac et une forêt profonde, une vie à l'abri des tracas matériels et du temps à ne savoir qu'en faire : l'American Dream tel qu'on le rêvait du temps des Trente Glorieuses, du président Eisenhower et des Cadillac roses ; mais comme dans les mélodrames flamboyants de Douglas Sirk, les banlieues les plus chics, comme les visages les plus lisses, cachent des fissures qu'un tremblement suffit à faire voler en éclats. Et ce tremblement, pour Hunter, va se manifester de la plus étrange des façons, le jour où elle apprend qu'elle est enceinte : un irrépressible appétit pour les objets, non plus au sens figuré sur un mode bêtement consumériste, mais littéral : Hunter engloutit une bille, puis une punaise, se blesse, saigne et recommence. Sa belle-famille, alarmée, décide alors de la soigner de force et de la surveiller étroitement pour éviter toute rechute, moins par souci de sa santé que pour garantir celle de l'enfant à naître. Mais si cette maladie qu'on lui diagnostique, dite de Pica, au lieu d'être la cause de son malheur, était au contraire le symptôme d'un malaise plus profond ?
Vous l'aurez deviné, Swallow est moins un documentaire sur le syndrôme de Pica, ou un thriller psychologique, que le portrait Cassavettien d'une « femme sous influence » entrant en rébellion contre elle-même et revendiquant son droit à exister, fut-ce au prix de sa santé mentale (et physique). Belle plante muette et docile, issue d'un milieu modeste que son mariage a extraite de sa condition, Hunter doit remplir dans la famille Conrad un rôle simple : sourire, servir son mari et engendrer sa descendance. Point. Personne ne l'écoute lorsqu'elle se risque à ouvrir la bouche, alors cette bouche elle va l'ouvrir pour autre chose. Si Hunter se met à avaler (to swallow) des objets, c'est peut-être et avant tout parce qu'elle est elle-même un objet aux yeux de ses proches.
Loin de se contenter de dépeindre la déréliction mentale d'une femme réduite à quia par la violence des rapports de domination exercée sur elle par un patriarcat qui ne dit plus son nom, Swallow explore au contraire la résilience d'une femme-enfant brisée par son passé mais qui cherche par tous les moyens à conquérir son indépendance. On la croit folle, quand ses actes mystérieux et apparemment auto-destructeurs ne sont peut-être que des efforts désespérés et inconscients pour se libérer de ses chaînes.
Toute l'habileté du récit tient dans la minutie avec laquelle Carlo Mirabella-Davis scrute ces signes de craquement, à la recherche du souffle de vie caché au fond de sa poupée de cire : un plissement des lèvres, un battement de cil, un imperceptible hochement de tête, autant de signes d'un malaise existentiel qui va déborder jusque dans la mise en scène : aux plans fixes et blafards, mortifères, de Hunter tournant en rond dans sa prison de verre, vont imperceptiblement succéder des mouvements d'appareils et l'apparition de teintes chaudes, quand elle cède à sa pulsion, puis quand elle prend conscience de ce que celle-ci signifie pour elle.
Brillamment mis en scène et interprété par des comédiens hors pair (mention spéciale à Haley Bennett qui s'offre là un rôle à la mesure de Mia Farrow dans Rosemary's baby), Swallow est une ode féministe à la liberté, au prix qu'il en coûte de la revendiquer, et aux dangers qu'on encourt à défier le statu quo et ses adorateurs, les brûleurs de sorcières de partout et d'ailleurs.