CANNES 2018: UN CERTAIN REGARD - OUVERTURE
Voyage au bout de l’enfer
Un an après avoir présenté Une femme douce en compétition, où il avait déjà montré My Joy (2010) et Dans la brume, prix de la Fipresci en 2012, le réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa, qui a eu les honneurs de la sélection officielle en 2014 avec son documentaire Maïdan et un sketch tourné dans le cadre des Ponts de Sarajevo, revient avec Donbass, une coproduction entre l’Allemagne, la France, l’Ukraine, les Pays-Bas et la Roumanie, dont il n’a entrepris le tournage qu’en janvier 2018. Le cinéaste en a résumé l’esprit dans une note d’intention où il se réfère à Douleur, l’un des Récits de la Kolyma (1954-1962, Éditions Verdier) inspirés à l’écrivain Varlam Chalamov par son séjour au Goulag : “Une phrase banale dit que l’histoire se répète deux fois, la première comme une tragédie, la deuxième comme une farce. Non. Il y a un troisième reflet des mêmes événements, du même sujet, le reflet d’un miroir déformant du monde souterrain.”
Sans rire, les pires inventions humaines, sont sans doute les frontières et la guerre ! Le titre du film, Donbass, est le nom de la région écartelée entre l’Ukraine et la Russie et dans laquelle continue de se déchaîner un conflit interminable entre partisans de l'Ukraine indépendante et pro-Russes. On se doute dès lors que ce nouvel opus de Sergei Loznitsa sera à l’instar des tiraillements de son pays : sans concession, ni armistice. Le réalisateur visionnaire des impressionnants My joy, Dans la brume et Une femme douce compose une mise en scène explosive et morcèle son attaque pamphlétaire en douze chapitres mordants et enlevés qui fusent comme autant de fables immorales, tantôt abracadabrantes ou absurdes, mais toujours décapantes.
Pourquoi douze ? Nombre symbolique qu’on pourrait interpréter de bien des manières, comme un cercle vicieux dont on a du mal à sortir, celui du temps, les douze mois qui s’enchaînent et finissent par se ressembler. Mais peut-être est-ce surtout une allusion au bombardement contre un barrage de l'armée, dans l'Est séparatiste pro-russe, qui en 2015 toucha un bus, faisant douze victimes civiles, ce qui déclencha une vague de mobilisation portée par le slogan « Je suis Volnovakha », nom de la localité où se déroula le drame… D’ailleurs une des premières scènes se passe précisément autour d’un bus criblé d’impacts de balles, mais ceux qui courent en tous sens sont des figurants que l’on a vu se faire maquiller.
Rapidement on ne distingue plus les acteurs des simples passants, les militaires des civils ou de la police… Ainsi la mascarade se retrouve intiment imbriquée au réalisme de situations cauchemardesques… Les personnages sont outrés, parfois grotesques, tout comme la comédie inhumaine qui prend corps sous notre regard fasciné. Le réalisateur s’émancipe magistralement des schémas narratifs préétablis pour s’octroyer une liberté de ton jubilatoire.
Nous voilà propulsés dans la grande confusion qui règne au sein d'une nation devenue schizophrène, où chacun peut jouer de redoutables doubles jeux… Un système devenu cynique où ceux qui sont punis ne sont parfois pas les plus coupables. Autant dire que les parties sont perdues d’avance pour les citoyens suffisamment naïfs pour rester honnêtes. Désormais tous les coups sont permis et de tous les protagonistes, il n’y en aura pas un pour rattraper l’autre. On se trouvera tour-à-tour embarqué avec des nurses médusées, en train de se faire rouler dans la farine par un notable faisant semblant de lutter contre la prévarication… Puis avec des journalistes prêts à tout pour vendre un article à sensation, des vamps à deux balles, des bombes qui explosent, aussi joliment filmées que de somptueux feux d’artifices, un mariage déprimant où le blanc ne restera pas longtemps immaculé, des lynchages au sens propre comme au figuré… Ici tout est faux, tout est vrai, et parmi ces êtres, il devient impossible de trier le bon grain de l’ivraie et puis… à quoi bon ? La vodka se boira, quoiqu’il arrive, jusqu’à la lie. Où sont les justes, où sont les corrompus ? Qui sont les braves, qui sont les lâches ? Tantôt bourreau, tantôt victime, chacun survit comme il peut.
Et quand Sergeï Loznista, par ailleurs excellent documentariste qui a longtemps chroniqué la révolution ukrainienne, déclare que chaque situation, toute grand guignolesque soit-elle à l’écran, a été « inspirée d’événements réels », cela fait d’autant plus froid dans le dos… Un véritable casse-tête russo-ukrainien, un marasme tel qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits.