Pour son troisième film, Wong Kar-wai décide de donner sa vision du wuxiapian, le film de sabre chinois. Et c’est d’un classique de la littérature de chevalerie, La Légende du héros chasseur d'aigles de Jin Yong, qu’il s’inspire. Le cinéaste contera la jeunesse de deux personnages vieillissants dans l’œuvre originelle : Doongxie, "l’Est diabolique", le surnom de Yaoshi, et Xidu "l’Ouest maléfique", celui de Feng.
Les Cendres du temps interroge les questions du double, de l’identité, du temps, des amours lointaines, du rejet et surtout de la mémoire comme « source de tourment ». Feng, cynique et revenu de tout, et Yaoshi, grand séducteur, devenus maîtres en arts martiaux après l’échec de leurs vies sentimentales, aiment, sans le savoir, la même femme. Cette dernière offre à Yaoshi un vin magique qui ferait perdre la mémoire. Heureux présage pour ceux qui souffrent toujours de leur passé. Pourtant, "plus on tente d'oublier quelque chose, plus on s'en souvient".
Continuant son entreprise de déconstruction des codes narratifs, Wong Kar-wai écrit un film fragmenté, mais où chaque pièce voit sa cohérence progressivement révélée par les protagonistes. Les retours en arrière sont labyrinthiques, la logique onirique, mais le charme est hypnotique.
Visuellement, Les Cendres du temps relève de la peinture figurative. La photo signée Christopher Doyle est d’une audace extraordinaire : éclats de couleurs, grain, texture, contrastes… Joignant une splendide recherche formelle (travail sur le cadre, les plans - non sans référence aux westerns de Leone) à une puissance d’évocation remarquable, Wong réinvente le film de sabre et signe une élégie de l’amour perdu.
« Le sentiment de réel est comme suspendu, mis entre parenthèses. Le vin magique […] semble ne pas avoir seulement contaminé Yaoshi, mais à terme le récit tout entier. Les cendres du temps, ou les images d’un passé dont on ne sait plus lesquelles appartiennent au rêve, au cauchemar, à un passé réel ou fantasmé. » (Hubert Niogret, Positif n°431, janvier 1997)