I. Little - II. Chiron - III. Black
Moonlight se passe exclusivement dans la communauté noire défavorisée de Miami, mais pas de confusion : on est à 10000 lieux du film de ghetto avec guerre des gangs endémique et coups de flingue pour un bout de trottoir où vendre du crack. Moonlight captive et émeut en nous montrant avec sincérité et sensibilité l'évolution et la construction de l'identité d'un enfant au destin tourmenté. Un récit en trois volets où l'on suit Chiron dans le quartier de Liberty à Miami, d'abord à l'âge de neuf ans – il est alors surnommé Little – puis à seize ans en adolescent solitaire avant de le retrouver quand il est devenu un homme de vingt-cinq ans au physique impressionnant et à la prestance de caïd, mais cachant de toute évidence au plus profond quelques blessures jamais refermées.
Quand on découvre Chiron, c'est un enfant apeuré qui fuit trois ou quatre petits durs en bermuda et se réfugie dans un de ces appartements abandonnés qui servent de planque aux dealers locaux. C'est ainsi que Chiron va rencontrer Juan, un vendeur de crack au grand cœur (ça « devrait » être un oxymore et pourtant…) qui va devenir pour quelques temps avec sa compagne Teresa – très beau personnage, soigné comme tous les seconds rôles du film – une famille de substitution qui permettra au gamin de trouver affection et confiance. Car Chiron a une mère qui l'élève seule et qui l'aime incontestablement mais qui s'abîme inexorablement dans la toxicomanie et la prostitution occasionnelle qui va avec.
Moonlight, dont le titre évoque la lueur de la lune perçant l'obscurité de la nuit et de la vie, éclairant la part d'ombre de chacun, décrit de manière formidable comment un petit être grandit et se construit dans toutes ses contradictions alors qu'il est très mal parti dans la vie, enfermé dans une case par une prédestination sociale, culturelle, sexuelle dont il va tenter – ou pas – de se défaire avec l'aide des rencontres qui vont jalonner son parcours. Comment, dans une communauté où tout le monde se connait et où tout le monde obéit à des règles et à un contrôle social pas forcément propice à la liberté individuelle, un jeune garçon noir des quartiers pauvres peut s'affranchir des codes sociaux, de la masculinité revendiquée et presque obligatoire. Comment il peut faire exploser ce statut de souffre-douleur qui lui est assigné depuis l'enfance. Comment il peut concilier l'amour naturel pour sa mère en perdition et la préservation de son avenir. Comment il peut accepter l'amitié protectrice d'un dealer alors que celui ci fournit en produit mortifère sa propre mère. Moonlight est un film éminemment intelligent sur la complexité des âmes et des sentiments : celui qui vous protège et vous aime peut aussi contribuer à la perte de vos proches, celui que vous aimez peut s'avérer aussi votre bourreau malgré lui. Et il faut s'en débrouiller pour grandir.
Pour incarner toute la richesse ambiguë de cette destinée, le réalisateur a trouvé trois comédiens exceptionnels pour les trois périodes de la vie de son personnage principal, avec une palme du cœur à Trevante Rhodes qui incarne Chiron adulte, montagne de muscles incarnant parfaitement, à travers la sobriété du jeu, les blessures profondes et les sentiments intenses qui hantent ses nuits, avec notamment deux scènes bouleversantes de retrouvailles avec sa mère et un ami perdu de vue. Autre personnage fascinant du film : Miami, avec ses palmiers et son soleil permanent, incarnant dans l'imaginaire collectif le paradis subtropical pour retraités fortunés, dont Moonlight nous montre, derrière la beauté et les couleurs, les arrière-cours moins reluisantes, filmées dans un splendide Cinémascope.