3.5 | 4 |
Parmi les perles vues cette année au Festival de Cannes, TEL PÈRE, TEL FILS une des plus fines, des plus réjouissantes, des plus sensibles (Prix du Jury amplement mérité !). Le rire y rend légers les instants les plus sombres. Avec un tact infini, Kore-eda effeuille une à une les couches tantôt soyeuses, tantôt rêches ou clinquantes d’une société dont il est le fruit : moderne, capitaliste, camouflée sous ses fards, comme une vieille geisha toujours belle et toujours terrible. Ce strip-tease moral qui nous la fait tout d’abord haïr, la rend finalement plus humaine, moins infaillible et on perçoit au bout comme une lueur bien réelle, une possibilité de rédemption. Sous la blancheur stérile, il y a la peau qui respire, les rides, la veine bleue sous la tempe qui bat, la vie qui se débat… Autant de futurs points de ruptures prêts à fendiller la couche du paraître. Le film traque, avec une férocité lucide, le système social nippon dans ses moindres retranchements.
La vie du tout jeune Keita Nonomya promet d’être un long canal tranquille le reliant directement à l’ascension sociale. Il est né dans un milieu aisé, où aucun mot ne jaillit plus haut que l’autre, de géniteurs attentifs. On se dit merci, on se congratule, on est poli, joli. Keita aussi. Il est le centre de ce royaume : preuve en est ce délicieux gâteau autour duquel on se réunit pour fêter sa première réussite, six ans, l’entrée à l’école. Mais faire la fête ne se limite pas à souffler quelques bougies, c’est un état d’esprit, un feu intérieur qui illumine la vie quelques instants. Une notion qui semble légèrement étrangère au monde de Ryota, son père. Un bon père, comme il se doit de l’être. Tout ce qu’il fait, Ryota le fait de son mieux, avec zèle. Employé modèle, mari modèle, vie modèle corsetée par les principes permanents, nulle place laissée au hasard, aux approximations. Qui n’imploserait pas dans ce costume trop serré, étouffant ? Ryota justement, qui s’applique à gravir les échelons de son cabinet d’architecte, premier esclave inconscient d’un système dont il se fait l’apôtre. Petit tyran oppressant malgré lui, il rêve son fils plus qu’il ne l’écoute, le dresse pour en faire un battant ou un prodige. Voici notre Keita, plein de bonne volonté, qui s’acharne sur les touches d’un piano ingrat. Prêt à tout pour être simplement aimé. Pour compléter ce tableau idyllique, il y a Nidori, la mère, évidemment aimante et soumise. Du bout des lèvres elle ose parfois une suggestion qu’elle rengorge aussitôt : un navire familial n’a qu’un capitaine, ici c’est Ryota. Dans les gestes de ce dernier, les regards perplexes qu’il lance à son fils, il y de l’étonnement, de la retenue et plus que ça : un recul, un manque d’élan, une critique sourde. Il observe ce petit être, cette extension de lui même avec perplexité. Keita est un autre être, différent, trop tendre, qui ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à lui ressembler…
Et voilà que la maternité appelle, six ans après : « s’il est une chose amère, désolante, c’est bien de constater qu’on s’est trompé de bébés ! » Keita ne serait pas un Nonomya. La première phrase, cruelle, de Ryota sera : « ainsi tout s’explique. » Quoi ? Ce sentiment paternel qui ne venait pas ? On ne va pas vous dévoiler la suite, elle est terrible et rocambolesque, dans un système où on oublie toujours de demander leur avis aux premiers concernés : les enfants. Mais tout comme Keita, vous allez rencontrer sa famille biologique. Son père : une sorte de Jamel Debbouze nippon. Si, c’est possible ! Candide, drôle, un pauvre diable un peu fauché. Sa mère, ses frères et ses sœurs… Et les mamies, terribles mamies dont on se soucie peu mais qui prient tant pour vous. Une famille agitée, vivante, de gens pas trop propres sur eux, du moins selon les standards stérilisés des Nonomya…
À partir d’un fait divers réel, Kore-Eda nous offre une belle réflexion sur la paternité, les liens du sang… Et sur ces hommes qui ne savent pas ce à quoi ils tiennent avant de le perdre. Le film défile, évident, délicat, lumineux, bercé par la première aria des variations Goldberg que Keita, décidément, ne jouera jamais…