FESTIVAL DE CANNES 2019 : COMPÉTITION
La poursuite impitoyable
Scénariste de Spicy Love Soup et Shower de Zhang Yang en 1997, le réalisateur chinois Diao Yinan, né en 1969, se fait un nom en 2003 avec son premier opus, Uniforme, couronné à Vancouver et Rotterdam. Acteur dans All Tomorrow’s Parties de Yu Lik-wai, montré à Un certain regard en 2003, il signe par la suite Train de nuit, présenté dans la même section en 2007, et Black Coal, qui obtient l’Ours d’or à Berlin en 2014. Le lac aux oies sauvages a pour interprète principal Liao Fan, diplômé du conservatoire d’art dramatique de Shanghai, qui a reçu l’Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinale 2014 pour Black Coal et que l’on a vu l’an dernier à Cannes dans Les éternels de Jia Zhangke. À ses côtés, il retrouve sa partenaire d’origine taiwanaise et francophile Kwai Lun-mei, vue dans deux films du cinéaste hong-kongais Tsui Hark : All About Women (2008) et Dragon Gate, la légende des sabres volants (2011). Ce polar nerveux soutenu par Arte France Cinéma sera distribué dans l’Hexagone par Memento le 7 août.
Comme dans son précédent film,Black coal (disponible en Vidéo en Poche), Diao Yinan nous offre avec Le Lac aux oies sauvages du très beau cinéma de genre, très composé, magistralement filmé. À la façon du théâtre, on pourrait parler de cinéma d’ombres, tout autant que de film noir, tant le cinéaste joue avec les contrastes, les reflets qui se font et se défont, la luminescence des objets que sublime la nuit oppressante. L’action se situe dans la tentaculaire Wuhan, « la ville aux cent lacs », où la culture portuaire, conjuguée à l'industrialisation et à la civilisation urbaine, a donné des paysages d'une incroyable variété, très éloignés de la sérénité que suggère le titre. Dans l’univers onirique de Diao Yinan, aucune oie (surtout pas blanche) ne traîne et tout n’est parfois que sauvagerie. Quant à la poésie, bien présente mais contrainte, il lui faudra, pour parvenir à exister, suinter entre les interstices, à la façon d’un rai de lumière éphémère. Tout comme cette humanité maladroite, en marge, qui peine à surnager.
À l’instar de Jia Zhang-Ke (dans Les éternels), le réalisateur convoque le « Jianghu », littéralement « rivières et lacs », concept mandarin antédiluvien qui désigne une société hétéroclite parallèle, qui englobait jadis autant les combattants, les moines errants, les artistes… que les bandits, les péripatéticiennes… puis, désormais, par extension, les triades chinoises et la puissante pègre contemporaine qui détruit autant qu’elle protège, dans la plus généreuse des ambivalences. Confusion accentuée ici par le fait que les flics endossent les mêmes costards que les voyous. Autant vous prévenir de suite, même dans les passages où le temps semble soudain suspendu, empruntant presque la langueur d’un danseur de buto, il vous faudra rester vigilants pour ne pas perdre le fil, guetter les personnages secondaires, deviner tout ce qui se passe en creux, à l’arrière plan. Ce dernier est ici plus qu’un élément de décor, c'est le cœur de l’action même, souvent nerveuse, tour à tour apaisée puis brutale, survoltée.
L’histoire pour nous débute dans la lumière laiteuse et jaunâtre d’un quartier sans lune. Sous une pluie torrentielle, un homme aux abois attend, à deux pas d’une gare. À l’abri d’un pilier, il guette les mouvements de la nuit, espère sa femme (on le découvrira plus tard) qui ne viendra pas. L’inconnue qui s’approche de lui est plus sophistiquée, plus assurée que son épouse. Elle a cette beauté immédiate et distante de celles qui savent se faire désirer. La blasée, l’impavide Liu Aiai malgré ses airs juvéniles a déjà trop vécu. À sa manière d’allumer une cigarette, on sait qu’on pourrait avec elle s’embraser. Quand elle interpelle le fugitif par son nom, Zhou Zenong, ce dernier sait qu’il n’aura d’autre choix que de lui faire confiance. Elle sera désormais le seul lien avec son entourage, son seul espoir pour réussir l’unique plan auquel il se raccroche.
Grâce à des flashback subtilement articulés, on découvrira la genèse de l’affaire. La sortie de prison de notre sombre héros, sa fuite en avant, un meurtre malencontreux, la cavale qui va s’en suivre. Le film s’émaille progressivement de scènes tout autant hyper réalistes que surréalistes, comme cet incroyable symposium entre gangsters venus discuter le bout de gras, ou en train d’organiser des sessions de formation pour apprendre à leurs apprentis comment crocheter une voiture. Bagarres décapitantes, poursuites frénétiques, ballets intrigant des parapluies ou des danseurs de rue en ligne, essaim de scooters zébrant les ténèbres tandis que les flics surexcités rentrent dans la valse…
Le Lac aux oies sauvages est un polar décoiffant et formellement magnifique, à l’ambiance tout à la fois très léchée et poisseuse, qui laisse derrière lui une impression lumineuse persistante malgré la noirceur d’un univers sans lendemain.