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Chronique mentale
Le 2 novembre 1975, un corps ensanglanté était retrouvé sur la plage d’Ostie, à quelques minutes en Alfa Romeo de la capitale italienne. S’achevait ainsi dramatiquement l’existence rebelle d’un des plus grands cinéastes italiens, Pier Paolo Pasolini, génie multiforme et singulier, aux engagements contrastés voire contradictoires (homosexuel, communiste et catholique, recevant d’ailleurs le Grand Prix œcuménique pour son Evangile selon Saint Mathieu). Abel Ferrara et son scénariste Maurizio Braucci ont décidé d’évoquer les trois derniers jours de la vie du maître. Et après la parenthèse controversée de Welcome to New York, Ferrara revient ici transfiguré par l’icône cinématographique Pasolini, proposant une œuvre bouleversante et élégiaque, d’une lumineuse sobriété.
Ce 30 Octobre 1975, Pasolini revient de Stockholm où il a animé une rencontre à l’Institut culturel italien, et au cours des deux journées qu’il lui reste à vivre, il va mettre la dernière touche à son dernier chef d’œuvre / brûlot dont il ne sait pas qu’il sera posthume : Salò ou les 120 journées de Sodome, inspiré autant de Sade que de la république fantoche de Salò mise en place par l’occupant allemand, critique implacable du consumérisme dévastateur qui nie l’humanité jusqu’à la détruire. Parallèlement, il donne des interviews à la télévision française, (son interlocuteur, aussi improbable que cela puisse paraître, est Philippe Bouvard, l’insupportable animateur des abominables Grosses Têtes) et à un journaliste italien de la Stampa, il voit sa chère famille et ses amis, réfléchit à ses deux nouveaux projets : Petrolio, un essai incendiaire sur l’industrie pétrolière, et Porno-Teo-Kolossal, un projet de film délirant sur fond de mythologie et d’enfer orgiaque. Il part enfin en virée nocturne à la rencontre des garçons des rues de Rome, une virée qui cette fois-ci lui sera fatale.
Le film de Ferrara est splendide parce qu’il superpose ces différentes strates comme dans un tableau dont on découvre les infinis détails après en avoir admiré la composition d’ensemble. On y découvre le Pasolini simple et aimant envers ses proches (son égérie Laura Betti, incarnée avec malice par Maria de Medeiros, sa mère magnifiquement interprétée par Adriana Asti, qui était actrice dans Accatone en 1961). On y voit le Pasolini engagé qui s’apprêtait à dénoncer les turpitudes de l’industrie pétrolière et de la démocratie chrétienne corrompue, liée à la loge maçonnique P2, soupçonnée d’entretenir la stratégie de la tension à travers des attentats attribués tour à tour à l’extrême droite ou à l’extrême gauche. Le Pasolini qui dénonçait autant le consumérisme que l’embrigadement et le formatage par l’éducation. On y retrouve enfin le Pasolini cinéaste, le film proposant une reconstitution fantasmée de ce qu’aurait pu être Porno-Teo-Kolossal, pour laquelle Ferrara a l’idée lumineuse de confier un rôle à Ninetto Davoli, ami et acteur fétiche de Pasolini.
Il faut dire et redire que ce Pasolini d’Abel Ferrara prend définitivement chair par la grâce de la composition magistrale de Willem Dafoe, étonnament proche physiquement du cinéaste italien, mais qui refuse toute tentation de mimétisme pour donner une vraie interprétation du personnage, d’une intensité et d’une profondeur exceptionnelles. Pasolini avait suggéré au journaliste de la Stampa d’intituler son interview « Nous sommes tous en danger ». Lucidité aveuglante de l’artiste, tant sur son propre destin que sur celui de notre tâtonnante et trébuchante humanité.