Drôle d’oiseau que la mémoire familiale. Parfois volatile ou carrément entêtante, nostalgique ou douloureuse, elle est un peu comme une ancienne rengaine dont on connaîtrait par cœur la musique, sans toujours se souvenir des paroles. Dans la mémoire d’Ana, il y a un village inconnu, quelque part en Pologne, et puis surtout une grand-mère qu’elle chérissait. Si toutes les grands-mères du monde adorent raconter à leurs petits-enfants les souvenirs d’enfance sucrés, les jeux des temps anciens et tout ce qui faisait la vie d’alors, celle d’Ana a gardé le silence. Comme de nombreux rescapés de la Shoah, elle a préféré garder pour elle la souffrance, couvrant d’un voile invisible ce pan entier de l’histoire familiale. Dans toutes les familles juives de toutes les contrées du globe, qu’elles soient religieuses ou indécrottablement athées, qu’elles aient été touchées ou non par la déportation, il y a cette histoire commune, inévitable. Maintenant qu’elle est mère à son tour, Ana ressent plus que jamais le besoin de connaître son histoire, le pays de ses aïeux et le roman de sa famille.
Et justement, quelle aubaine ! Elle et son mari Adam sont invités à se rendre en Pologne dans le village dont il est originaire afin de participer à la commémoration du soixante-quinzième anniversaire de la destruction de la communauté. Bon d’accord, en terme d’évènement glamour, de virée romantique en amoureux, c’est pas tout à fait ça, et Adam aurait sincèrement préférer quitter Paris pour une escapade à New-York mais voilà, c’est toujours ça de pris sur les sorties en poussette, la purée bio maison et la virée sous la pluie à l’aire de jeu du coin. Quand les grands-parents (Brigitte Rouän, plus fantasque et drôle que jamais, et André Wilms, pierrot lunaire et généreux) débarquent pour garder le petiot, Ana est en mode surchauffe, une sorte de caricature de la maman juive : hystérique, exaltée, insupportable de maniaquerie. C’est qu’elle mise énoooormémement sur ce voyage, elle prend les choses très, très, très au sérieux et d’ailleurs, à peine posé le pied sur le sol polonais, c’est fou, elle se sent complètement polonaise, un truc de dingue !
Adam, ça va rapidement le gonfler, cette histoire. Il aimerait pouvoir profiter pleinement de sa femme, manger de la charcuterie, flâner dans les rues sans forcément toutes les deux minutes sentir comme une grande chape de plomb au-dessus de sa tête, bing, le poids de l’histoire qui pèse un peu plus lourd que l’herbe à vodka au fond de la bouteille. Forcément rien ne va aller comme cela devrait. Forcément Ana va être déçue. Forcément le grand souffle de l’histoire familiale ne va pas vraiment la traverser avec fulgurance. Et forcément sa mère va débouler au beau milieu de cette improbable lune de miel.
Pas fastoche de rire au milieu d’un tel sujet et sur les terres où fut exterminée une grande partie de la communauté juive polonaise. C’est pourtant bien ce que réussit avec talent Elise Otzenberger avec ce premier film largement inspiré de sa propre expérience. Naviguant entre deux tonalités, entre le burlesque des situations et la gravité de certaines scènes très émouvantes où l’ampleur de la tragédie reprend avec pudeur son droit sur les sourires, Lune de miel est porté à bout de bras par une Judith Chemla en très grande forme. L’énergie désespérée et souvent ridicule de son personnage est parfois un peu too much et envahissante, mais largement modérée par Adam et le duo de choc des parents, très bien sentis. L’humour très second degré du film (Ana est quand même souvent assez pathétique dans sa recherche absolue de judéité) évite toute forme de pathos déplacé et raconte, mine de rien, la puissance de la transmission, pour le pire mais aussi le meilleur.