Quinzaine des réalisateurs 2019: film d’ouverture
Jamais sans mon daim
Annoncée très en amont, cette ouverture de la Quinzaine des réalisateurs avec le nouveau film de Quentin Dupieux marque la volonté de Paolo Moretti d’offrir une vitrine à des écritures singulières. Positionné très tôt sur Le daim, il suivait depuis longtemps le travail du cinéaste, auquel il avait confié la tenue d’une master class au Festival de La Roche-sur-Yon en octobre 2018. Quentin Dupieux était déjà venu en 2010 à Cannes pour présenter son deuxième long métrage, Rubber, en séance spéciale à la Semaine de la critique. Le daim a été à nouveau produit par Thomas Verhaeghe (Atelier de Production), qui avait déjà accompagné Au Poste avec son frère Mathieu. “Nous avons eu les mêmes partenaires, Diaphana pour la France et WTF pour l’international, ainsi que l’Avance sur recettes et une région, la Nouvelle-Aquitaine, précise Thomas Verhaeghe. Mais la spécificité du Daim est d’avoir une chaîne hertzienne, Arte.” Le montage financier a été complété par Canal+ et OCS pour les chaînes payantes, le budget final étant de 3,9 M€. Si le scénario a rapidement convaincu, l’arrivée de Jean Dujardin a permis d’accélérer le processus, en offrant la possibilité “de toucher un public qui n’est pas forcément celui de Quentin”. Le tournage a duré six semaines, se déroulant notamment en vallée d’Aspe, dans les Pyrénées-Atlantiques. “Sur des films d’auteurs comme celui-là, on a besoin du soutien des régions au côté de celui du CNC. C’est absolument indispensable. Le fait d’être à la Quinzaine est très cohérent pour le film et faire l’ouverture l’expose d’une manière particulière, dans un très bel écrin. Cela contribue à le crédibiliser et c’est capital pour l’international.”
On sait – ou on ne sait pas – qui est Quentin Dupieux. Soit un artiste à double visage, musical et cinématographique, mais à visée unique, venu de la lointaine galaxie dada. Distorsion parodique de l’art officiel, fantaisie bricoleuse, éloge du dérisoire, de l’aléatoire, de la monomanie. L’aventure, d’intensité variable, comprend au cinéma huit longs-métrages réalisés depuis 2001, entre France et Californie, soutenue le cas échéant par quelques grands noms de la comédie (Éric Judor, Alain Chabat, Benoît Poelvoorde…).
C’est aujourd’hui Jean Dujardin que l’on retrouve au centre de la sombre, étrange et méchamment drôle affaire figurée par Le Daim. Un long et mystérieux parcours en voiture sur nos belles routes de France le révèle à notre attention. La bagnole a un passé, le personnage aussi. Chemise fripée, pantalon fatigué, œil terne, air hagard. L’air d’un gars qui vient de tout plaquer, pas nécessairement pour aller vers le mieux. Que fuit-il ? Où va-t-il ? Que veut-il ? Patience…
Le premier indice est livré dans les toilettes d’un restoroute, dans la cuvette desquelles le gars s’évertue à noyer sa veste en velours bronze. Repartant ipso facto en chemise, il fait ensuite halte, sur fond de paysage montagneux, dans une maison où l’attend un vieux bonhomme avec lequel il a visiblement rendez-vous. Le type sort d’un placard, avec un luxe rare de précautions, un vieux blouson en daim couleur cognac, avec franges à hauteur de la poitrine, d’un modèle dont on n’envisage pas qu’il ait pu être un jour fabriqué.
Le deuxième indice, qui nous met définitivement sur la voie, c’est que Georges/Dujardin l’enfile aussi sec, se regarde dans la glace et se met à rayonner de l’intérieur, alors même que le vêtement, importable par quiconque, l’engonce tout particulièrement. Georges éprouve alors ce que Blaise Pascal vécut durant sa « nuit de feu » du 23 novembre 1654 : une révélation mystique. Désormais converti à son blouson suédé, Georges non seulement décide qu’il n’en sera plus jamais séparé, mais tend à penser que le seul vrai blouson est le blouson qu’il porte et que partant de là les autres ne sont que de vils imposteurs.
À cela s’ajoute que la somme démentielle qu’il a dépensée pour payer la pelure mythique a rincé son compte en banque, que l’hôtel pyrénéen old style dans lequel il a élu domicile n’entend pas lui faire crédit pour autant, et que de fil en aiguille il lui faut fissa se réinventer une vie en même temps qu’un moyen de la gagner. Georges improvise. Se déclare cinéaste sans rien y connaître, sur la foi du caméscope que le vieux lui a concédé en bonus. Puis séduit par Denise, la serveuse doucement frappée du bar de la ville (Adèle Haenel), laquelle a justement de son côté la passion des films et du montage.
L’affaire est aussitôt enlevée et permet à Georges, qui délire sur une histoire de gros producteurs coincés à l’autre bout du monde, de soulager Denise de ses économies et de l’embaucher comme monteuse de son film, en l’espèce des rushes informes qu’il enregistre avec son caméscope. Plus confidentiellement, Georges entame avec son blouson un dialogue intime et quotidien en même temps que le daim envahit, petit à petit, toute sa garde-robe. Sous sa vocation usurpée de cinéaste, un vrai projet existentiel se précise en revanche : être le seul homme sur terre à porter un blouson, au besoin en délestant plus ou moins violemment ses semblables du leur… On conçoit bien ce que ce projet obsessionnel peut avoir d’inquiétant…
Arrêtons-là le déroulé narratif de cette fantaisie horrifique… pour dire à quel point Jean Dujardin et Adèle Haenel, en illuminés qui se sont trouvés, sont bons dans ce film… à ce jour le plus réussi de Quentin Dupieux.