3.5 | 3 | 4.5 | 4 |
Le film qui a dérangé le festival de Cannes. Un pari fou de cinéma. Un pari tenu au-delà de tout pronostic, de toute attente, qui fait de ce film une véritable révélation, une expérience à nulle autre pareille de radicalité productive, d'audace exaltante. Vous n'entendrez aucun dialogue dans The Tribe puisque tous les personnages – et les acteurs qui les interprètent – ou presque sont sourds-muets et s'expriment en langage des signes, que le jeune réalisateur a choisi de ne pas sous-titrer. Et c'est bien là que réside le coup de génie car ce choix, qui peut être déconcertant au premier abord, nous amène à nous concentrer sur l'étonnant et fascinant ballet des regards et des gestes des personnages, nous mettant légèrement à distance de la tribu étrange que nous allons accompagner pendant deux heures. Mine de rien, c'est notre regard qui est profondément modifié, c'est notre approche des situations, notre manière d'appréhender les relations qui sont bouleversées. Expérience unique donc, et passionnante !
La tribu du titre désigne un groupe d'élèves d'une institution d'enfants et adolescents sourds-muets quelque part en Ukraine. Une tribu que rejoint dans la scène d'ouverture le jeune Sergey, qui est d'emblée mis au fait des règles d'intégration en vigueur au sein de l'internat : déshabillage, tabassage, humiliation en guise de rite initiatique. Il découvre rapidement un réseau bien organisé où les plus jeunes sont contraints à des petits trafics ou à des ventes de babioles dans les trains. Mais parfois on ne se contente pas de ces activités somme toutes anodines, il arrive que le groupe agresse un malheureux à la sortie du supermarché juste pour lui dérober ses courses… Quant aux rares filles de la tribu, elles sont « invitées », si elles veulent gagner leur place dans l'organisation, à se prostituer sur les aires de stationnement de camionneurs internationaux, tout ça avec la complicité d'un professeur cupide…
On l'aura compris, la vision du jeune cinéaste ukrainien est d'un noir d'encre. La désespérance semble inscrite dans les gènes des jeunes protagonistes, et la violence, psychologique et physique, est omniprésente. Ce n'est certes pas Myroslav Slaboshpytskiy qui nous rassurera sur l'état de son pays – et on peut sans nul doute élargir le périmètre de l'observation – en proie à la déliquescence morale. Mais le film n'est jamais glauque parce qu'il déborde de l'énergie de ses personnages et c'est bien l'amour qui va tout bouleverser dans ce monde où tout semble régi par la cupidité absolue au nom de laquelle tous, même les plus jeunes, semblent prêts à tout. Un amour impossible entre Sergey, devenu entremetteur entre clients et prostituées, et une des deux jeunes filles (incarnée par Rosa Babiy, une jeune actrice sourde-muette sublime d'intensité et de rage), promise à l'émigration et au mariage arrangé autant que lucratif avec un riche Italien qui l'a choisie sur catalogue. Un amour salvateur et destructeur qui réveille la conscience de Sergey et donne lieu à une des plus belles et des plus sauvages scènes d'amour qu'on ait pu voir au cinéma.
La mise en scène de Myroslav Slaboshpytskiy est impressionnante (on a du mal à réaliser que c'est un premier film !). Elle fait de la succession de discussions enflammées – d'autant plus qu'elles s'expriment par gestes –, parfois suivies de bagarres, de véritables chorégraphies et sait user de longs plans séquences, remarquablement composés, pour les scènes les plus éprouvantes (la scène d'avortement, celle du saccage d'un appartement, la scène finale dont on ne vous dévoilera rien…)… Aucun doute, un grand réalisateur est né.