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" T’affoles pas on est en 2013, tous les garçons sont pédés… "
Sacré Larry Clark ! Pas le moins du monde assagi malgré ses 70 ans bien tassés, il nous livre un brûlot sans concession, une œuvre majeure et sépulcrale, parfaitement désespérée, entre sexe sans joie et faillite morale absolue. Un film quasi-testamentaire qui est le pendant de son tout premier, réalisé alors qu'il était un photographe reconnu, encouragé à devenir cinéaste par Gus Van Sant et Martin Scorsese, fans invétérés de son travail. C'était en 1995, Kids : Clark et son jeune scénariste Harmony Korine faisaient le portrait cruel d'une jeunesse américaine obsédée par le skate et la dope, et bientôt plombée par le SIDA…
Larry Clark a traversé l'Atlantique pour se poser vingt ans plus tard à Paris, plus précisément sur le parvis du Trocadéro. La première séquence, magnifique, donne le ton. Un clochard est allongé sur la dalle (Larry Clark lui-même), et de jeunes skateurs exécutent au-dessus de lui leurs figures acrobatiques, en toute indifférence ou en tout mépris, au risque de le blesser à chaque saut. Il y aura d'ailleurs d'autres séquences de skate tout au long du film, toutes magnifiques, aériennes…
C'est ce groupe de skateurs encore adolescents que nous allons suivre. Des jeunes gens pas franchement frappés par l'exclusion ni affectés par la précarité dans ce XVIe arrondissement où les ambassades sont plus nombreuses que les boulangeries et les épiceries réunies. Des teenagers issus de familles aisées, à qui il ne manque rien, qui sont promis à un avenir sans ombre. Et pourtant on découvre peu à peu que, non contents d'être obsédés par le sexe, la drogue et les écrans en tout genre, quelques-uns d'entre eux, histoire de pouvoir se payer quotidiennement le top des marques, se prostituent allègrement auprès de messieurs – on voit aussi une dame – beaucoup plus âgés, jusqu'à l'autodestruction.
Ce qui est formidable dans le film de Larry Clark, c'est qu'il ne tombe pas dans le piège de montrer seulement le naufrage existentiel d'une génération dévorée par le consumérisme et la perte de tout repère humain. Il montre surtout combien ces garçons et ces filles en sont là aussi par la faillite sentimentale, morale, intellectuelle de leurs parents, qu'on entrevoit suffisamment pour comprendre leur incurie. Des parents aisés qui croient pouvoir se débarrasser du problème de leurs adolescents à coups de fric, qui traînent leur mal être et projettent sur leurs rejetons leurs névroses de riches. Dans une scène dantesque, l'incroyable Dominique Frot (la sœur trop méconnue de Catherine) tente par exemple de récupérer l'affection de son fils jusqu'à l'inceste. Le malaise est énorme pour le spectateur mais la crudité transgressive de la situation éclaire toutes les dérives des garçons…
Larry Clark est toujours un très grand photographe et son film est d'une beauté plastique exaltante, qu'il saisisse au plus près les corps abandonnés ou qu'il ouvre son regard sur les décors urbains. La mise en scène intègre aussi, avec une rare pertinence, les images pixélisées, les ados passant leur temps à filmer leurs faits et gestes (y compris le pire) avant de balancer le tout sur les réseaux sociaux…
Dérangeant, provoquant, sexuel, noir comme la nuit dans laquelle s'enfonce une civilisation, The Smell of us l'est sans aucun doute, mais il réserve aussi quelques moments lumineux, comme si subsistait une lueur d'espoir en un réveil, en un sursaut…