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Panier de crabes
Melvil Poupaud incarne parfaitement un quarantenaire assez bien fait de sa personne, Pierre Blum, un écrivain en panne habitué aux mondanités. De ces garçons classieux, un peu vains mais charmants, qui hantent les salons et dont on se demande à quoi ils croient, à quoi ils jouent, éventuellement à quoi ils servent… Encore drapé dans l'aura de l'instant de gloire remporté lors du succès littéraire de son premier et unique roman – publié dix ans auparavant, ça commence à dater –, il semble devoir glisser irrémédiablement dans l'oubli. Peu à peu les étoiles du passé s'éteignent et briller en société devient de plus en plus aléatoire. De fait tout et tous peu à peu le lâchent, à commencer par sa dulcinée, lassée d'attendre qu'il devienne enfin l'auteur à la carrière prolifique dont on pouvait rêver après ses débuts prometteurs. Le cynisme élégant derrière lequel il tente de camoufler sa durable vacance ne fait plus trop illusion. Le voilà destiné à retourner au plus triste anonymat, incarné par le studio minuscule qu'il est en contraint d'intégrer, loin des strass, des paillettes et des humains, sans doute condamné à se désocialiser lentement.
C'est dans cet état d'esprit de chien désabusé qu'il est abordé un soir, sur la terrasse d'un casino, par un étrange personnage qui semble en savoir long sur lui. Joseph Pasquin (campé par l'impeccable André Dussolier) est trop poli pour être complètement honnête. Sa mise soignée, son affabilité à l'ancienne, ses sourires insistants peinent à camoufler le regard d'acier qui darde sous ses cheveux blancs : un œil acéré qui scrute, déshabille, jauge ses interlocuteurs. Parfois, sans crier gare, son visage se referme et devient alors plus impénétrable qu'un centre d'interrogatoire. Pierre d'abord se méfie et essaie de se montrer distant. Mais rien n'y fait ! Non seulement Joseph est pugnace mais il sait comment appâter l'écrivain à la dérive. À force de flatteries, de propositions alléchantes, il obtient que Pierre entre dans son jeu et accepte une étrange commande qui peut lui permettre de renflouer ses finances mais aussi de remettre incognito un pied à l'étrier après son interminable panne d'inspiration. Pierre finit par accepter et presque à s'attacher à cet homme qui l'intrigue. Le voilà donc en charge de donner du style et de la crédibilité à un ouvrage sensé semer le désordre dans le grand jeu politique, jusqu'à redistribuer les cartes du pouvoir. Il devient ainsi le rouage fragile d'un complot pour le moins hasardeux et nébuleux, aux enjeux incontrôlables et de plus en plus inquiétants.
Tandis que le commun des mortels préfèrerait sagement cultiver ses salades, voilà nos compères en train de jouer aux apprentis sorciers, au risque de se mettre en péril. Car peu à peu la vision de Joseph se brouille, ses mystérieux appuis se dérobent et il semble maîtriser à grand peine les règles du jeu alambiqué qu'il a lui même lancé. De moins en moins serein, il se sent menacé et on ne sait si ses craintes sont fondées ou s'il tombe dans une étrange paranoïa. En tout cas il y entraîne Pierre qui part se mettre au vert chez une bande de gauchistes qui, eux, ont la sagesse de les cultiver, leurs salades !
Inspiré d'affaires et de faits divers plus ou moins récents, troubles et non résolus (les affaires Tarnac et Boulin entre autres), Le Grand jeu impose une voix et une manière tout à fait originales dans le cinéma français actuel. Préférant la carte du romanesque à celle du film-dossier réaliste et documentaire, il crée un univers aussi prenant qu'inquiétant, avec un sens aigu de l'atmosphère et des dialogues ciselés. Le débutant Nicolas Pariser s'inscrit sous le patronage de Balzac et de Chabrol : on a connu plus mauvaises influences… et il ne les trahit pas. C'est un beau compliment.