3 | 3 |
La recherche du temps perdu
C'est une grande et belle découverte que ce film romanesque qui nous charme et nous captive par la richesse de ses thématiques et de ses personnages, par une mise en scène touchée par la grâce. C'est à la fois foisonnant et fluide, réfléchi et sensuel, littéraire et musical, très personnel et universel, érudit et tout à fait accessible. Une réussite de haute volée, qu'on pourrait inscrire, pour donner une idée, dans la veine des meilleurs films d'Arnaud Desplechin. C'est un compliment !
Lorsqu’elle était enfant, face au miroir, Françoise s’est fait un masque de buée en soufflant sur le reflet de ses yeux. Protégée par sa capuche d’invisibilité, elle a dit « Personne ne peut être dans mon cerveau. Il n’y a que moi à l’intérieur de moi. Il faudra que je me souvienne de moi à cet instant précis. » Les années ont passé et Françoise (Valérie Dréville) a oublié ce serment enfantin. Elle est montée à Paris, elle est devenue historienne de l’art.
Aujourd’hui, elle est de retour dans la Bretagne de son enfance. Elle vient enseigner à l’Université de Rennes où elle a étudié, reprend contact avec de vieux copains perdus de vue. Dans la même fac, Ion, dix-neuf ans, arrivé de nulle part, s’inscrit en géographie et tombe amoureux de Lydie, une étudiante malvoyante. C'est en fait le passé qui va les réunir…
Le générique aligne quelques images de la Bretagne outragée, paysans en colère, arbres abattus au nom du béton, marées noires. Évitant tout folklore, Suite armoricaine s’ancre dans la réalité d’une ville moderne, Rennes. Mais la nature et ses forces vives restent pourtant proches pour qui sait les entendre. Ainsi Lydie demande comment s’appelle l’arbre qui bruit par-delà la fenêtre. C’est un saule tortueux, tortueux comme peut l'être un destin humain…
Femme aimable, intellectuelle brillante, prof inspirée – on voit quelques très belles scènes de cours –, Françoise a quitté la capitale, un compagnon, une psychanalyse. Elle ne ressent plus « l’obsession morbide de la Gare Montparnasse », elle guérit de son eczéma. Elle renoue avec ses racines. Ion dit qu’il est orphelin. Il a honte de sa mère, SDF, qui toujours le retrouve, le harcèle. Il la fuit, il s’absente, il devient comme un fantôme hantant les angles morts de la vie estudiantine.
Françoise revoit les copains en compagnie desquels elle écumait les concerts de rock à l’aube des années 80, la grande époque de Marquis de Sade, de Niagara, du débutant Daho… Il y a la grande Catherine, locataire d'un appartement au sommet d’une tour que le vent fait bouger. Il y a John, qui n’a jamais abjuré le rock’n’roll. Et il y a Moon, la plus folle d’entre tous, qui a trébuché, qui est « comme une pierre qui roule », sans domicile fixe. C'est elle bien sûr la mère de Ion, et nous sommes tous des fantômes dans la vie des autres…
Des étudiants bretonnants intègrent Françoise à leurs études. Une autre manière de faire remonter en elle le passé. Elle défouit ses racines. Pleure en se souvenant du bocage, de la ferme familiale, du grand-père qui avait le secret pour guérir les dartres et la peur. L’historienne de l’art retrouve le nom breton de l’ombilic de Vénus, de l’achillée mille-feuille et autres plantes médicinales. Un flash-back d’une lumineuse simplicité montre l’aïeul broyant des feuilles pour aider un nourrisson. Françoise, réconciliée, décillée, revient en Arcadie – thème récurrent de ses cours –, contrée imaginaire et idyllique qui est aussi le pays de l’enfance. La sienne, celle de l’humanité.