On se souvient du très joli et très primé Mustang, le premier film de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven. Si Kings est très différent, il y a malgré tout un réel cousinage. On retrouve la même vitalité des personnages, une fougue du récit, une thématique qui résonne comme une urgence vitale. La cinéaste adopte le point de vue des laissés pour compte : celui des jeunes filles turques dans l’un, celui des minorités ethniques américaines dans l’autre. Et si dans Kings on a parfois l’impression de nager en plein délire, le plus délirant, justement, est que rien n’y est inventé…
À commencer par le personnage principal, la pétillante Millie… Difficile d’imaginer plus pêchue qu’elle. Une drôlesse au grand cœur prête à ramasser tous les mômes errants. Et dans son quartier de South Central (Los Angeles) dans les années 90, les mioches paumés, ce n'est pas ce qui manque. De sorte que, lorsqu’on pénètre chez Millie, ça fiche le tournis tellement ça vit ! Ça court, ça chahute, ça se marre, ça chouine, ça fait des bêtises… ouf ! Ça écoute parfois… Bon… pas longtemps et en insistant beaucoup ! Va savoir, parmi la tripotée de gamins qui grouillent dans tous les coins, lesquels sont les siens et ceux qui sont de passage ! Il y en a de presque tous les âges, de presque toutes les couleurs. Le soir au coucher, le matin au réveil, à l’heure des câlins, on n'en n’oublie aucun. Interdiction d’être jaloux : le cœur humain est assez grand pour accueillir plusieurs arches de Noé. Ici chacun a droit à la même attention, Millie dût-elle galoper en permanence pour préparer le biberon de la petite dernière qui crie famine alors que les grands ne veulent pas rentrer pour dresser la table. Que d’énergie, que de patience déployées ! Millie finit pourtant toujours par mettre au pas son petit monde, même le voisin d’en face qui ne s’entend plus penser avec tout ce vacarme !
Alors, pour avoir quelques minutes de tranquillité, la seconde nounou du lieu, c’est fatalement un peu la télé. C’est par elle, entre deux dessins animés, que parviennent les bribes d’informations du monde alentour. À travers elle (et quelques scènes de rue) on sent progressivement que l’ambiance devient toujours plus électrique. Dans ce quartier dont nul ne sort jamais, comme s’il était emprisonné dans de puissantes frontières invisibles, toute la population afro-américaine retient son souffle. Nous sommes en 1992, à l’heure du procès de quatre policiers qui n’y sont pas allés de main morte en tabassant Rodney King. Pas moins de cinquante six coups de matraque filmés par un vidéaste amateur dont les images vont faire le tour du globe. Les os brisés, de multiples séquelles, Rodney King passe à la postérité et devient malgré lui le symbole des violences policières qu’une part de la population subissait jusqu’alors dans l’anonymat. Les preuves sont flagrantes, il ne reste à la justice qu’à faire son devoir. Tous veulent y croire, Millie aussi… C’est alors que tombe le verdict : l’étincelle qui va mettre le feu à la poudrière déjà gonflée à bloc. Quelques heures plus tard, South Central est méconnaissable. Une fois de plus, ceux qui souffrent se trompent d’ennemi, la violence est définitivement aveugle et Millie continue de courir pour d’autres raisons…
La grande réussite du film est de restituer de l’intérieur l’ambiance de l’époque, de nous embarquer dans ce même tourbillon qui engloutit soudain les habitants tout en continuant de nous faire sourire, parce que la vie doit continuer et qu’on ne refuse pas au passage une petite romance loufoque qui permet de digérer le tout… Le film est dédié à un certain Ryan, le petit fils de la véritable Millie, une histoire qu’on se fera le plaisir de vous raconter à la caisse après votre projection, si vous nous le demandez…